Le Muséee des Deux Mondes, 15 juillet 1875.

Croquis et Eaux-fortes.

’Un Campement de Bohémiens.’

Par un beau soir du mois d’août de l’année dernière, j’étais à Tilburg en Hoilande, chez mon oncle, le peintre. Le jour commençait à baisser, les grandes baies qui éclairaient l’atelier ne laissaient plus entrer qu’une lumière chétive et grognonne; j’étais plongé dans une collection de gravures de Luyken, un prodigieux artiste qui égale s’il ne surpasse Callot, quand la porte s’ouvrit. La bonne entra comme un ouragan, criant, de toute sa voix: — O meinher! ô meinher!

— Hein! quoi? — Je sors, la porte de la maison est grande ouverte, mon oncle et ma tante causent avec animation, il y a foule sur la place; la ville de Tilburg est en émoi, ce ne sont que gens rassemblés en groupes, gesticulant, parlant, montrant du doigt la longue allée de peupliers qui s’étend à perte de vue, des hommes qui se tirent par la manche de leurs habits, qui se prennent par le bouton de leur pardessus, des femmes qui commentent avec forces gestes et clignements de paupières, avec d’incessants branles et va-et-vient de têtes, les discours de leurs maris, quand un vacarme de ferrailles secouées, sonnant formidablement, et six carrioles encombrées de bannes, de mâts, d’hommes, de femmes, d’enfants, le tout confondu pêle-mêle, en un tas, les uns sur les autres, débouchèrent sur l’allée et se rangèrent en cercle autour d’une grande mare, qui verdoyait au milieu de la place.

L’arrivée de ces carrioles était un événement grave. Le bourgmestre se détacha du groupe où il pérorait, se campa, la jambe droite en avant, s’essuya les lèvres avec un foulard, toussa, cracha, et, d’une voix mâle, adressa la parole aux nouveaux arrivés... Ceux-ci parurent fort peu s’occuper du discours et de celui qui le prononçait, et des femmes aux yeux de flammes, aux dents éblouissantes, vêtues de guenillons indescriptibles, de chemisettes en loque, laissant entrevoir sous leurs déchirures des éclaircies de chairs blondes, sautèrent des charrettes, empoignèrent les bâches, les perches, les enfants, et jetèrent le tout par terre dans la boue.

Le bourgmestre était stupéfié et ne soufflait plus mot. C’était, dans la dernière carriole, un fourmillement continu; on distinguait, çà et là, dans le remous de la toile qu’on secouait, des torses de vieilles femmes échevelées, des bustes d’hommes dépoitraillés, des têtes de marmots, hagards et fangeux; dès que cette marmaille eut touché terre, elle se mit à rôder comme une ventrée de jeunes loups, s’accrochant à tous ceux qui les regardaient, leur demandant dans toutes les langues possibles, un petit sou et du pain. Les hommes descendirent à leur tour et s’assirent en rond sur l’herbe, et pendant qu’ils s’étalaient, haillonneux et splendides, sous la broussaille de leurs longs cheveux, dans la cuirasse de boue qui les recouvrait, les femmes lançaient à terre le restant des perches et des coquemars qui sonnaient désespérément aux heurts des cailloux et des mâts. En un clin d’oeil le feu s’alluma, les tentes furent élevées, les Bohémiens se séchèrent, les chevaux s’en furent paître n’importe où, les femmes et les enfants requirent, non comme des mendiants qui demandent l’aumône, mais comme des princes qui réclament un tribut, de l’argent, de la paille, du pain et de la bière. Les Tilburgeoises affluaient en masse, chargées de gros pains de seigle, de rouelles de poissons et de boeufs fumés, de bottelettes de pourpier, de tas de choux rouges et de pommes de terre.

Le jour baissait de plus en plus; le ciel n’était plus de ce bleu si tendre qui donne tant de charmes aux ciels de la Nederland, la cendre bleue se fonçait et tournait à l’indigo mêlé de noir. A la lueur des feux, ce campement de gredins était superbe. Les figures s’éclairaient tout à coup en un pétillement de bûches, et toutes ces peaux blondissantes se pénétraient comme d’un fluide d’or; puis, quand les tisons s’écroulèrent, rouges, que les flammes ne voltigèrent plus, qu’à ras de terre, les joues rondes des femmes, les minois fûtés et hagards des marmots se teignirent comme de larges plaques d’un fard sanglant.

Je me promenais autour des tentes, lorsqu’une jeune femme, adorablement belle, me saisit la main et me dit: "Monsieur, donnez-moi dix sous!" J’hésitais, je l’avoue, quand se baissant un peu elle m’embrassa la main avec sa bouche toute brodée de merveilleuses dents, des gouttes de vif-argent qui frétilleraient dans une feuille de rose! Le moyen de refuser! Je lui donnai la pièce d’argent qu’elle me demandait et je me sauvai pour éviter la bonne aventure qu’elle voulait absolument me tirer.

Le souper était servi chez mon oncle. Tout en dégustant mon thé et mordant à bouche que veux-tu dans les grandes tartines de pain beurré et de pain d’épice, je lui disais: Hein! quel beau tableau on pourrait faire avec ce campement! — et il répondait: Ah! si Jan Luyken ou Jacques Callot étaient vivants, Quelles merveilleuses eaux-fortes ils auraient faites avec ces guenipes à peau d’ambre qui flamboient aux lueurs des braises écroulées — Et le maître suprême donc le divin Rembrandt, repris-je, quel chef-d’oeuvre il aurait produit avec tous ces hailIons! Et ragaillardi par ce bon vin du Rhin qui sent la noisette et que je buvais à petites gorgées, en vrai gourmand, dans mon verre couleur d’émeraude, je m’enfonçai dans une délicieuse rêverie où reparaissait, avec ses grands yeux effarés, et ses lèvres de rose sanglante, la belle fille qui m’avait pris la main. Cette rêverie tournait au sommeil. Je m’imaginai un moment que moi, pauvret, j’étais le Titan qu’on nomme le Von Rhin; je me voyais dans son costume magnifique, avec ses grands cheveux débordant sous sa toque, ses petites moustaches de chat ébouriffées, ses yeux brûlants, peignant la figure de cette bohémienne qui trempait dans la boue ses beaux pieds de déesse.

"Eh! garçon, cria mon oncle, tu dors. — Allons nous coucher!" — O mon oncle, mon oncle, quel beau rêve vous avez interrompu!

J.-K. HUYSMANS.



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