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L’Artiste, 6 janvier 1878.


’BONJOUR BON AN.’



Bonjour bon an. Père Sylvestre a ramassé son petit ménage, l’a entassé sur une charrette, comme le Chilpéric des Folies, et tirant en avant, en arrière la vieille année, qui rechigne et laisse traîner dans la neige ses robes surannées, s’en va cahin-caha rejoindre au garde-meuble céleste les vieilles soies grises des anciens crépuscules, les lambeaux de pourpre des soleils couchés, les queues mornes des comètes éteintes.

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Bonsoir vieux! et que la poussière dans laquelle tu vas reposer te soit légère! L’an prochain on époussettera ta barbe, on te décrochera du magasin aux décors et tu nous reviendras plus grognon et plus cassé que jamais. En attendant, je baise les doigts blancs de ta mignonne fille, une vraie Zerbine avec sa cotte qui remue et son rire qui frétille! Mademoiselle l’année 1878 j’ai bien l’honneur...

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Le voilà donc arrivé, ce grand jour si patiemment attendu par les pères, si impatiemment attendu par les enfants ! Hum ! savez-vous bien, mes gaillards, que s’il va pleuvoir dans vos mains des joujoux de toutes espèces, il vous faudra réciter une fable de Florian (oui, de Florian !) au dessert, et frotter votre museau rose sur la barbe mal rasée d’un vieil oncle qui prise.

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Et les brigands acceptent vaillamment la tâche! ils subissent embrassades et caresses, ils ânonnent compliments et fables, pourvu qu’au bout de tous ces ennuis se trouve la poupée à tête d’émail et à ventre de son, la poupée savante qui dit papa et maman tout comme le phoque de légendaire mémoire, pourvu qu’ils puissent faire des charges de cavalerie... en plomb, tirer par une ficelle des lapins empaillés qui jouent du tambour et souffler (que Dieu leur pardonne!) dans des petits cors en fer-blanc qui nous écorchent les oreilles.

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Et cependant n’est-ce pas un beau jour que celui-là? Il n’y a plus d’amis, il n’y a plus d’ennemis; on se frotte les joues, on se serre les mains, on se bénit. La table est pleine de parents, l’on a bien mangé, l’on a bien bu, chacun arrondit sur la table sa petite bedaine et se délecte au souvenir des ennuyeuses courses qu’il a subies, des envois de cartes qu’il a faits. Une vraie gaieté règne autour de la table. La bonne elle-même, qui s’est repue de pièces jaunes et blanches, rit presque. C’est le moment de lâcher une grosse bêtise, les convives vont éclater.

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Mais la réflexion vient. Les enfants, qui se sont gorgés de sucreries, ont mal au coeur et commencent à piailler. Il est temps de les emmener coucher. Les dames passent au salon, les hommes savourent leur cigare et sirotent à petits coups la crème des Barbades, les jeunes gens regardent leur montre et se meurent d’envie d’aller rejoindre cette pauvre Paquita qui est seule chez elle, les jeunes filles font le compte des invités et se demandent s’il n’y aurait pas moyen de former un quadrille; bref chacun s’ingénie à égayer la soirée, les hommes sérieux cherchent à faire un whist, les jeunes gens à s’enfuir, les jeunes filles à les en empêcher, les enfants à ne pas s’aller mettre au lit.

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Ouf! La journée touche à sa fin. Récapitulons: j’ai fait douze visites aujourd’hui. Sur les douze personnes que je suis allé voir, huit étaient absentes, c’est bon cela ! les autres m’ont bien fait perdre une heure ou deux. J’ai les jambes rompues, la gorge sèche, la bourse vide. Hier, j’ai couru pendant six heures, dans tout Paris, à la recherche de bonbons et de joujoux; j’ai même acheté, chez l’un des confiseurs en renom, un bien beau sac d’or. J’ai demandé à une jeune servante en robe de soie, une livre de crottes de chocolat. Elle a souri doucement, et sans raillerie m’a répondu : « nous avons des sacs à tous prix ». J’ai désiré savoir quelle différence il y avait entre les sacs roses et les sacs bleus étagés sur une console. « La qualité des crottes est la même, dit-elle, mais celles qui sont enfermées dans le sac rose ont mieux la forme. »

La forme ? la forme de quoi, bon Dieu ! je n’ose vraiment deviner. Passons, passons. En attendant, et malgré toutes nos jérémiades, nous ne sommes pas bien à plaindre. D’autres mériteraient davantage qu’on s’arrêtât devant leur infortune, je veux parler des pauvres diables pour qui le Christmas, la Saint-Sylvestre, le jour de l’an sont des jours aussi pénibles que les trois cent soixante-deux autres de l’année; ceux-là ne reçoivent ni ne donnent de cadeaux, ce qu’ils voudraient ce serait manger une fois tout leur soûl; je veux parler aussi des enfants pauvres qui se collent le nez sur la vitre d’une boutique et restent là, haletants, extasiés, devant les poupées habillées de rouge et de vert.


J.-K. HUYSMANS.