L’Artiste, 27 avril 1878

LA BIÈVRE.

A Henry Céard.

La nature n’est intéressante que débile et navrée. Je ne nie point ses prestiges et ses gloires alors qu’elle fait craquer par l’ampleur de son rire, son corsage de rocs sombres et brandit au soleil sa gorge aux pointes vertes, mais j’avoue ne pas éprouver devant ses ripailles de sève, ce charme apitoyé que font naître en moi un coin désolé de grande ville, une butte écorchée, une rigole d’eau qui pleure entre deux arbres grêles.

Au fond, la beauté d’un paysage est faite de mélancolie. Les plus belles oeuvres de Ruysdaël et de Rousseau sont, il est vrai, puissantes, mais implacablement tristes, et le teinte mat et blême des chloroses sera toujours plus affiné et plus troublant que l’éclat brutal des chairs empâtées de rouge vif. Pour moi, la Bièvre, avec son attitude désespérée et son air réfléchi de ceux qui souffrent, m’attire plus que tout autre, et je déplore comme un suprême attentat le culbutement de ses ravines et de ses arbres! Il ne nous restait plus que cette campagne endolorie, que cette rivière en guenilles, que ces plaines en loques et on va les dépecer! L’on va pendre aux crocs chaque quartier de terre, vendre à l’encan chaque écuellée d’eau, bâtir un boulevard, vaste, interminable, odieux, compler les marécages, poser des rails, élever des réceptacles à wagons, des rotondes à machines! Au nom de l’art, je proteste! Des guenilles pittoresques, si l’on veut, mais pas d’étoffes banalement luxueuses !

Ainsi, voilà qui est décidé, la rue du Pot-au-lait et le chemin de la fontaine à Mulard qui enlacent toute une lande engorgée de machefer et de platras, bossuée par des bourrelets et des culs de pots de fleurs, semée, çà et là, de fruits pourris et mangés de mouches, de cendre et de flaques, empuantée par les entrailles mouillées des paillasses et les amoncellements d’ordures qui se tassent longuement dans la bouillie des fanges, vont disparaître, et cette vue mélancolisante de la Butte aux Cailles, ces lointains où le Panthéon et le Val-de-Grâce arrondissent leurs deux boules violettes sur la braise écroulée des nuages va faire place aux joies bêtes, aux banals galas attristants des maisons neuves !

Ah! les gens qui ont décidé le sac et le pillage de ces rives, n’ont donc jamais été émus par l’inertie désolée des pauvres, par le gémissant sourire des malades ? ils n’admirent donc la nature que hautaine et parée ? Ils ne sont donc jamais, par les jours de spleen, montés sur les coteaux qui dominent la Bièvre, ils ne l’ont donc jamais enfin regardée cette étrange rivière, cet exutoire de toutes les crasses, cette sentine couleur d’ardoise et de plomb fondu, bouillonnée çà et là de remous saignants, étoilée de crachats troubles, qui gargouille sur une vanne et se perd, sanglotante, dans les trous d’un mur? Par endroits, l’eau semble percluse et rongée de lèpre; elle stagne, puis elle remue sa suie coulante et reprend sa marche alentie par les bourbes. Ici, des huttes pelées, des hangars borgnes, des murs salpêtrés, des briques tartreuses, tout un assemblage de teintes mornes sur lesquelles, pendant à la croisée d’une chambre, un édredon de percale rouge jette comme un réveil sa note éclatante; là, des cages sans volets pour les mégissiers, des brouettes, les quatre fers en l’air, un trident, une pelle emplâtrée, des vagues figées de laine, une colline de tan sur laquelle claironne un coq à crête écarlate et à queue noire. En l’air, des toisons remouées par le vent, des peaux râclées qui s’étirent et se détachent avec leur blancheur crue sur la pourriture verdie des claies; par terre, des baquets hydropiques, des futailles énormes dans lesquelles marine la croûte liquéfiée des cuirs qui tremblote et se ride avec ses teintes de fruits blets et feuilles mortes; plus loin, enfin, un séchoir de blanchisseuses, un peuplier, piqué dans une boue de glaise, un tas de masures qui s’escaladent et se haussent, les unes par dessus les autres, étables maudites, où toute une population de gosses fermente aux fenêtres pavoisées de linge sale ?

Eh! oui! la Bièvre n’est qu’un fumier qui bouge! mais elle arrose les derniers saulaies de la ville; oui, elle exhale les fétides relents du croupi et les rudes senteurs des charniers, mais jetez au pied de l’un de ses arbres, un orgue qui crachera en de lents hoquets les mélodies dont son ventre est plein, faites s’élever dans cette vallée de misère, la voix d’une pauvresse qui lamentablement chantera devant l’eau, une de ces complaintes ramassées au hasard des concerts, une romance célébrant les petits oiseaux et implorant l’amour, et dites si ce gémissement ne vous prend aux entrailles, si cette voix qui sanglote ne semble pas la clameur désolée d’un faubourg pauvre !

Un peu de soleil, — et, merveilles des joies navrées — des canards barbotent dans une mare, des grenouilles coassent sous des roseaux, un chien s’étire, les pattes écartées, la queue en l’air, une femme passe, un petit panier au bras, un homme en casquette chemine, le brûlegueule aux dents et, sous la garde de mioches qui se roulent dans la boue, un fantôme de rosse pâture dans les terrains vagues.

Les travaux sont commencés. D’ici à quelque mois, au temps des longues nuits, l’on entendra les appels stridents des machines; les locomotives grondant dans ine vapeur rouge, rouleront guidées par le point de feu des disques. Les lanternes jaunes des voies de garage, les lueurs vertes des changements de routes , les signaux rouges des rails interdits s’allumeront dans l’enténèbrement de la plaine et remplaceront la mortelle tristesse de la Bièvre endormie, par la hideuse terreur des industries nocturnes !

J.-K. Huysmans



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