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Reflexions sur M Huijsmans
Edmond de Bruijn
Bruxelles: Société Belge de Librarie
1898.

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Pourquoi nous
ne suivrons pas
M. Huijsmans

Quelques mots sans prétention : « Les écrivains catholiques attendent la Cathédrale un peu comme le clergé attend une encyclique » rencoignés dans une notule au premier numéro de cette revue, et qui ne devaient manifester que l’impatience respectueuse d’un événement à date, furent aussitôt soulignés. Des amis crurent ou voulurent y lire qu’une déclaration de clientèle était sinon prochaine, du moins possible : parmi lesquels entre autres, (1) M . Jean Viollis, dans la Revue Naturiste, et M. le chanoine L, directeur de séminaire, par une lettre obligeante, eurent la sollicitude de me munir de précautions, celles du premier anti-cléricales, celles du second orthodoxes.

Si un si peu loisible prétexte soulevait ces interpellations, cela signifiait une im agination du public, comme quoi le nouveau livre de M. Huijsmans déplacerait le pôle des écrivains apologétiques, comme quoi la soumission de ces derniers était irrésolue, comme quoi dès lors il fallait « influencer ».

Il y eut là erreur de prévision.

Ni pour ni contre il n’y a lieu d ’entrer en campagne ; mais dès lors qu’on s’y intéresse, c’est bien le moins que j’essaie d’expliquer pourquoi.

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Que les écoles littéraires sont mortes, que tout artiste constitue une unité indépendante, qu’il n’est plus besoin aujourd’hui de maîtres ni de disciples : ce sont là bavardages courants et topiques d’écrivains dépités d’un abandon. Ils peuvent avoir une valeur parénétique, mais n’empêcheront pas même M M . Péladan, ou Ghil, ou de Bouhélier d’exercer un ascendant. Nous ne profiterons donc pas de cette fin de non-recevoir théorique : elle écarte la question, nous voudrions l’élucider.

Qu’on fasse bon compte aussi, et au plus vite, des circonstances personnelles à l’auteur : le prosélytisme littéraire se passe des poignées de main électorales. M. Huijsmans est comme Taine un travailleur solitaire et un esprit de mauvaise humeur ; mais le second exerça un empire. Et d’autre part ce n’est pour avoir distribué des préfaces en province, ou assis ses causeries devant des dîners en ville, que M. Bourget est tenu pour un jeune maître. Il serait indiscret d’insister : c’est l’œuvre elle-même qui conseille le cerveau et le cœur de ceux dont la compagnie serait appréciable.

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Il y a donc, voulais-je dire, à la destinée d’isolement de M. Huijsmans des raisons plus intimes. Elles paraissent néanmoins à fleur de son œuvre et perceptibles comme elles sont, il est étonnant qu’elles ne prémunirent pas le public prêt à espérer ou à craindre.

Elles résultent pour une première part du statut personnel de M. Huijsmans. Notre auteur, en effet, vit une aventure quasi-miraculeuse : absurde et héroïque. Oû il est grand, c’est lorsqu’il nous confie des raisons de certitude qui ne peuvent valoir en dehors de son esprit, des états que nous ressentirons pas avec cette acuité de grand pénitent ou cet étonnement de catéchumène.

Tentations, scrupules, tiédeurs, après-confession, avant-communions, voilà qui est du même genre que les transes et les affolements d’un amant et donc individuel et non adaptable. Mais en plus les cas présents de maladie spirituelle sont infiniment plus rares et par là dénués de tout pouvoir d’édifier. Il devait arriver en outre que cette situation ultra-personnelle créât dans notre naturaliste converti une manière de sentir spéciale, sardonique à la fois et sacristine. L’intelligence de M. Huijsmans est hybride dans toute la vérité et dès lors avec toutes les conséquences du mot.

Mais cette disposition religieuse n’a fait qu’accentuer l’idiosyncrasie d’un tempérament qui, à ne parler que littérature, devait rester original. Le procédé et le conseil de son œuvre sont de rapetisser au risque même du mesquin, de détourner sans crainte même du bizarre, l’apport des sens, jusqu’au point oû il apparaîtra que l’impression est hors conteste personnelle, sans rapport avec celle des écrivains devanciers ou du commun. C’est-à-dire, pour vulgariser : dans l’angle du large coup-d’œil de Châteaubriand nous pouvons situer le nôtre. Mais M. Huijsmans, toisant la façade d’une cathédrale, lui prêtera une allure ingénieuse, que des spectateurs voisins pourront difficillement identifier, oû, à défaut de l’avoir trouvée, plutôt que de condescendre charitablement à partager leur impression, s’en taira et se satisfera d’avoir remarqué que telle statuette du tympan offre une bouche vicieuse ou un bras rompu.

Cette conception de l’art est anarchique : l’écrivain est à lui-même sa fin et son œuvre sera isolée comme une île. Cet individualisme répudie toute solidarité de cerveaux amis ou voisins : voilà qui est exclusif de la formation d’une tradition artistique, voilà qui ne s’accorde pas d’un souci de mission ou d’édification religieuse, voilà comment M. Huijsmans fait signe de ne pas le suivre.

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Mais M. Huijsmans n’eût-il pas ces propriétés rédhibitoires, nous n'accepterions pas son ascendant.

Je veux le demander nettement : En quoi l’idéalisme est-il intéressé à son œuvre ? J’aime à le dire afin que l’on ne se méprenne pas : j’affectionne M. Huijsmans ; j’estime son entêtement au travail, son acuité de vision m’étonne, son vocabulaire m’éblouit, son héroïsme de chrétien me fait rougir. C’est donc impartialité, si je fais observer qu’à mon avis la critique a pris une habitude erronnée, que, pour celui qui ne se paie pas de mots, Paris de M. Zola est idéaliste, la Cathédrale de M. Huijsmans ne l’est pas.

La parution de ce livre suit la conversion de l’auteur : elle lui a fourni l’occasion de considérer avec intérêt les ressources artistiques du christianisme. Curieux mais non ému, il s’est enfermé avec son idée et des manuels et nous a compilé un livre vaste et petit.

Il se fait que le sujet en est assez neuf, tant nos contemporains sont aveugles et ignorants. Mais en quoi ce livre qui par son objet ressortit au catholicisme est-il apologétique ? Ce serait un livre d’égale espèce, celui par exemple que je voudrais engager M. Huijsmans à écrire demain, soit la légende alchimique et chimique, bourrée de formules pittoresques et d’invocations bizarres, justifiée par des pièces de procès, popularisée par quelques panneaux flamands, des fantaisies de Bosch à Rops, l’apocryphe littérature de recettes d’Albert le Grand et les prosopopées de Faust ; les pages à citer seraient la description de la gamme des cornues, le lyrique arrêt devant l’incomparable bleu des cristaux de sulfate de cuivre, tout enfin conduirait au rêve de l’alimentation chimique de Berthelot, destinée à nous sauver des ragoûts, des gargotes et de la mauvaise humeur. Soit encore le commentaire de la vie enrouée des machines, oû siffleraient les courroies de transmission Lechat, oû danseraient les plongeurs.

Que ce soit une cathédrale, plutôt qu’une manufacture que M. Huijsmans ait relevé avec des sens de sauvage et une diligence de greffier, ou que M. Monet ait pointillé les divers aspects de l’horloge solaire sur la cathédrale de Rouen, qu’est que cela importe à l’art religieux ? Nous ne retrouverons jamais sans doute un tel art à délinéer des taches d’humidité, à rendre sapides des sauces, à attrister un petit jardin d’arche­ vêché ; mais aussi voilà tout notre auteur et qu’on n’y cherche pas ce que certains nous ont conseillé d’y trouver : de l’idéalisme, c’est-à-dire, tout au moins ou à peu près, des vertus de foi, un régime moral, une conception et des conseils de vie... La foi de Durtal ? On sait comment est conditionnée sa certitude. Ni l’enchaînement philosophique du dogme, ni le régime moral du chrétien, ni les expériences sociales et politiques de l’église ne le requirent. Credo quia absurdum, la bizarrerie de la liturgie, larichesse des amusements miraculeux ou diaboliques suffirent à l’enchanter. Recevons Durtal, avec des cris de reconnaissance, comme un don de ce Dieu dont l’esprit souffle oû il veut, mais ne croyons pas à la force exemplative de sa justification. Que la mystérieuse aventure de ce converti ne contrarie pas les formules rationnelles de l’apologétique ordinaire, que la réception du sensitif barbare, avide de pierreries et de superstitions, ne compromette pas le progrès religieux, que celui qui vient d’obtenir droit de cité ne détourne pas les destinées d’une race.

Au point de vue religieux, Paris et le grand public — pour s’y restreindre — parlent par les livres de M. Sabatier, de M. Fonsegrive, de M. Brunetière, cependant que M. Huijsmans se bornera à dire, comme un petit vicaire, que cela est comme cela parce que cela est ainsi, à constater que rapporté à Chartres ou à Sainte Thérèse, tout n’est que poussière et fumier, et à se divertir dans la 3e partie de Görres, oû il rencontra jadis Gilles de Retz, et oû il reste bien quelques histoires d’enfants qui crachent de la ferraille, des crapauds et des diablotins. — La vie ? Comme Durtal rit tristement. C’est le vieux garçon sans amour. La coriacité des biftecks doit l’induire à croire au règne du péché originel. Durtal, on dirait qu’il n’a jamais vu des ruisseaux, des prairies, des convalescents, des jeunes époux. Ah ! quel rêve, le grand roman catholique. Ce serait le livre blanc. La haute cathédrale y bénirait les foyers en rond, et les chaires et les ateliers et plus loin les chaumières et les belles campagnes. Le ciel, les formes et les choses inclineraient à un tiède lyrisme, à une aimable concorde, à une pieuse reconnaissance. Et voilà qui n’est pas du tout, car voici ce que nous analysons :

La vallée du Brohl (dans l’Eiffel Rhénan) offre ce savoureux spectacle : parmi l’exubérance hirsute de sa flore bien nourrie et les rides rebutantes de ses assises volcaniques, la route régulière charrie méthodiquement et perpétuellement des carrioles, farcies de paille, desquelles sur deux l’une cahote des cruchons d’eau gazeuse, Heilbrûnnen ou Tönnistein, l’autre, en blocs de tuff déjà taillés, ouvrés et numérotés, quelques millièmes parties de cathédrale.

Voilà Durtal : Rébarbatif et sensuel, il nous fait part d’une vie pénible oû s’alternent les aigreurs d’estomac et ses méthodiques travaux de piété.

Mais nous, nous souhaitons un art (2) oû il y ait plus d’espoir, plus de bonté, plus de religion.

Il serait édifiant qu’un écrivain pût faire croire d’un héros : qu’il est spontané, confiant en lui-même et doux à ses voisins, que sa religion garantit son bonheur et rendrait la sérénité au monde, qu’il sait prier à côté de ses livres, mais avec une fleur à la bouche.

Le christianisme, ce c’est pas seulement la rancœur du péché originel, l’humilité des saintes pustuleuses, l’ascèse de la nuit de l’Ame. Voyons : les fleuves descendent du Golgotha, les oiseaux se nichent clans les plaies de Jésus, la croix se met à fleurir. Il est après tout certain que nous avons été sauvés.

Edmond De Bruijn.


(1) M. Léon Bloy voulut y voir « une réclame énorme aux pénibles documentations de M. Folantin ! ! !» !

(2) V. au n° 3, p. 158. Spect. Cathol. cette notion développée.



« LA CATHÉDRALE »

Néanmoins le sort mérité de ce livre est d’avoir du retentissement sinon de l’influence.

Notre auteur dont la pieuse magie n’a pu faire de sa cathé­ drale une église, avait, comme on le savait de longtemps, toutes les facultés pour en faire un musée.

Les cinq sens de M. Huijsmans sont des plus développés qu’on rencontra : il ne pouvait manquer, que ses compte-rendus des statues, des vitraux, etc. de Chartres fussent prestigieux d’acuité et de minutie. Et pour cet intérêt on leur passe le penchant à la bizarrerie.

Mais ce côté piquant constitue le principal de ses vues historiques sur l’art religieux, et dès lors c’est trop peu et même il est en trop.

Soit dit en passant : M. Huijsmans me fait mal, quand il méprise l’art doux et intime de Maître Wilhelm et de Stephan Lochner. La Madone au pois de senteur, et, la Madone dans la gloriette de roses, du Musée de Cologne, sont les choses les plus angéliques que je pus voir. Peut-être aussi l’école moderne de Beuron (1) méritait-elle quelque reconnaissance.

L’architecture est, je crois, mieux et bien traitée, d’une façon plus didactique, et avec une intarissable érudition.

Mais oû M. Huijsmans perd notre assentiment, c’est dans les épisodes plus spécialement théologiques. Dans Là-Bas, M. Huijsmans nous avait apparu comme une sorte de Jules Verne, si je puis m’exprimer ainsi. Avec ingéniosité et vrai­ semblance, il haussait en un sujet si peu fréquenté, le renseignement jusqu’à l’imagination. Envers le diable, passe, mais ici oû il s’agit de sainteté et de divinité notre auteur a dû s’abstenir de pareils procédés. En gagnant le respect il a perdu la saveur. Il se tient sur ses gardes et cultive le carré restreint d’une piteuse compilation ; son imagination reste à l’étroit dans quelques monographies mal assimilées et spéciales qu’il se borne à traduire en sa langue.

Mais son naturel néanmoins perce dans le choix qu’il en fait, dans la préférence qu’il accorde à tel genre de détails. Il est guidé — ou le contraire — par des sens barbares et un esprit peu ordonné. Il s’arrête devant les phénomènes anormaux, il abonde dans les thèses exagérées. Le faux merveilleux, la thaumaturgie baroque et les diableries le délectent comme des confitures ; les documents vicieux ou ambigus déterminent sa science, des analogies nigaudes (comme la prophétie celtique de Chartres !) ne manquent pas d’obtenir sa créance.

Mais les grandes passions, les hautes saintetés, Bernard, Ignace, François, ne peuvent le retenir : il sait inspecter une miniature, mais non contempler une forêt.

Sa science, un peu fraîche, sent d’ailleurs le séminaire et les manuels de sixième main. Elle lui a joué de mauvais tours : les erreurs touchant le tripartite St-Denys sont traditionnelles et françaises comme celles des Saintes Maries de Provence. Méliton, du IIe siècle, est cité parmi les auteurs du XIIIe (ce que releva M. de Gourmont) et Hugues de St-Victor comme un nom propre, alors qu’il est public. A propos du symbolisme de l’Angelico, il est aussi reprochable de ne pas citer le P. Beissel (2).

Mais dans 500 pages et un si beau livre, ce sont là des vétilles.

Il devient public qu’un certain chanoine Richet recherche le ridicule et la célébrité en dénonçant la Cathédrale à la S. Congrégation de l’Index. Notre converti est sincère et héroïque, cela suffit à faire comprendre que ce chanoine commet une mauvaise action. Il est peu probable qu’il parvienne à ses fins ; néanmoins cette compagnie, dont j’ignore la procédure, une fois mise en branle, sa bonne volonté peut-elle ne pas prendre en considération des erreurs d’un mot ou d’une ligne, si elles sont signalées et manifestes.

Franchement d’ailleurs, les erreurs de M. Huijsmans sont des erreurs écclésiastiques. Jusqu’ici c’était la critique indépendante et non l’Index qui tentait de nous les désapprendre. Quoiqu’il en soit, il me semble absurde de supposer qu’elles puissent importer au régime de la foi.

Le genre même des recherches de M. Huijsmans lui interdit la possibilité d’inquiéter les âmes. L’étroitesse, que nous lui reprochons, doit en ce cas suffire à le sauver.

Ce n’est pas lui qui parle du gouvernement de l’église, des prérogatives des états, des hypothèses politiques ; il n’a lu ni Fûnck ni Harnack, il ignore scrupuleusement la Bible et les premiers temps de l’Eglise ; il n’a pas d’opinion dans la controverse sur la grâce ou sur les fondements de la certitude religieuse — oû l’on discute son propre cas — , il ne tient ni pour St-Pierre ni pour St-Paul ; en un mot ce qui essentiellement philosophique ou religieux lui demeure étranger.

Des inexactitudes traditionnelles sur des points sans rapports à la foi aux mœurs, une dévotion peu religeuse, une conception médiocre, scrupuleuse et intolérante du catholicisme, voilà ce qu'on n’est pas habitué à trouver condamnable et ce qui ne sera sans doute pas condamné.

E. D. B.


(1) On peut voir quelques reproductions de fresques bénédictines dans la revue « Durendal » de Bruxelles.

(2) En un sujet plus spécial, qui par hasard ne m’est pas tout à fait étranger, la vie de la sœur Marguerite-Marie des Anges, dont le cadavre distilla de l’huile, notre auteur commet des inexactitudes beaucoup plus excusables, mais qui manifestent une habitude de défigurer les textes en les outrant.

Qu’elle s’appellait van Valckenisse et non van Valckenissen, le donateur du Carmel d’Oirschot Lintermans et non Lindermans, ce sont distractions. Mais quant aux détails miraculeux :

1) que je sache, il n’y a pas mention de stigmates aux mains.

2) L’acte notarié de l’autopsie dit qu’il s’échappa du ventre gonflé un pot et demi d’eau (sesqui poculum) et non « à peine la valeur d'une demi-pinte ».

3) Qu’on découvrit dans la vésicule du fiel, trois têtes de clous, et non trois clous.

4) « Le 7e jour après le décès, le corps qui avait toujours été flexible et maniable se gela du côté droit et la même chose arriva le lendemain au côté gauche, de sorte qu’il demeura environ 3 semaines gelé » dit Mgr de Ram (*) et il en donne la raison en note « L’hiver de 1658 fut rude et long. Pendant plusieurs semaines on traversa à pied l’Escaut à Anvers ».

Que dit M. Huijsmans (**) : «... et malgré le froid d’un hiver si rude que l’on put franchir l’Escaut en voiture, le corps se conserva souple et flexible » !

(*) Notice sur la vénérable M. M. des Anges, broch. Louvain, 1865. p. 18.

(**) La Cathédrale, p.146.