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Huysmans et Saint-Séverin

E. Magnin

Paris: Imp. A. Hulin.

s.d. [c.1950]



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Saint-Séverin devait être, ici-bas, la demeure préférée de l’âme et de l’esprit de Huysmans. Il existe, en effet, entre le caractère de ceux qui ont fait construire cette pure merveille et y ont perpétué dans la pierre l’expression de quelques-uns de leurs sentiments les plus profonds et le tempérament littéraire et moral du grand romancier catholique plus d’une affinité élective.

Au début du XIIIe siècle, sur l’emplacement de l’ermitage de Sainl-Séverin, le solitaire, mort vers le milieu du VIe siècle et succédant à deux églises antérieures dont la première fut brûlée par les Normands, s’élève une église qui est déjà, depuis longtemps, le centre d’une paroisse et dont le curé porte le titre d’archiprêtre. C’est le moment où le transfert du centre des études des environs immédiats de Notre-Dame sur la montagne Sainte-Geneviève a amené un accroissement considérable de population sur la rive gauche et où les constructions y envahissent de plus en plus le terrain jadis occupé par les champs de blé et les « clos » de vignes.

Cette paroisse est une des plus vieilles de Paris. Longtemps, les villes épiscopales, comme les autres d’ailleurs, restèrent dans l’état d’indivision ecclésiastique, l’évêque étant le seul curé de sa cité. Ce n’est probablement qu’entre le IXe et le XIe siècle que l’on commença à répartir le territoire des villes importantes entre plusieurs pasteurs. Voilà pourquoi, sans doute, par l’effet de l’attachement à d’antiques traditions, il a toujours régné chez nous un vif esprit paroissial. Et cet esprit paroissial a fait que les habitudes de vie et de pensée des habitants du quartier ont exercé une influence profonde sur l’esthétique de leur église.

Si l’on étudie ce que j’oserai appeler la topographie psychologique de Paris on constate que le versant de la montagne Sainte-Geneviève qui dévale jusqu’à la Seine est toujours resté la marche intermédiaire entre deux centres spirituels, immuables, depuis sept à huit siècles : l’Université et le Palais de Justice. Là devait s’établir et s’est établie — entre ces îlots de truanderie qu’a toujours englobés le pays latin — une bourgeoisie d’un caractère spécial : bourgeoisie non pas de négoce, au moins dans son ensemble, mais plutôt de robe ; que la robe soit simarre universitaire ou toge de légiste. Cette bourgeoisie reste bien bourgeoise par le sens et le goût du réel. D’instinct elle est en garde contre les excès et les extravagances de l’imagination ; bon sens, raison, équilibre, harmonie sont les mots d’ordre de sa vie intellectuelle et morale. Elle veut aussi qu’entre le présent et le passé on ménage la continuité des efforts et des pensées et que les initiatives nécessaires ne rompent pas la chaîne de la tradition. Mais, en même temps, elle a des aspirations idéales entretenues par le culte de la vérité et de la justice, par le respect de la loi et l’amour de l’étude. Elle tient à marcher toujours sur un sol ferme, mais porte ses regards vers le ciel. Elle ne perd jamais le contact avec les réalités terrestres mais évite de s’y enliser. D’autre part, assez souvent austère dans ses moeurs — notre quartier fut longtemps janséniste — puriste dans ses goûts, elle l’est avec mesure, sans sécheresse, ni air trop morose, car elle fuit l’excès en tout.

Elle s’est fait construire une église à son image. L’élan vertical du gothique, sa montée vers le ciel, la ligne qui fuse vers l’Au-Delà sans que jamais son ascension soit brisée par l’arrêt brutal d’un horizontalisme implacable y triomphent. Mais c’est une victoire calme, sereine, sans griserie, ni emportement. L’édifice est d’une assiette solide, très remarquable sur les vues prises d’avion. Cinq nefs, plus des chapelles latérales de chaque côté y assurent le parfait équilibre de la hauteur et de la largeur. L’élévation des voûtes est modérée et la croisée d’ogives n’est pas trop aiguë : on peut les contempler sans aucune sensation de vertige. Sauf les trois travées de l’entrée et de la nef, les colonnes sont sans chapiteaux ou n’ont, en fait de chapiteaux, que des ceintures de légers rinceaux entourant tout le fût ou chaque colonnette, artifice qui réalise le jaillissement des nervures et l’allégresse de leur montée sans leur donner un allongement trop tendu.

On a mis quatre siècles à construire Saint-Séverin : du XIIIe au XVIe. Plusieurs styles bien distincts y sont représentés : le premier gothique, celui du XIIIe siècle, règne aux trois premières travées à partir du portail ; puis, avec les cinq travées suivantes, on passe au gothique du XIVe siècle à la base et au flamboyant du XVe siècle pour les fenêtres ; le sanctuaire est d’une époque un peu plus avancée : la fin du XVe siècle, il marque une nouvelle évolution de l’architecture et le triforium y traduit l’influence du style perpendiculaire anglais où les verrières sont plus larges que hautes.

Quant à l’abside, également de la fin du XVe siècle, elle se refuse par son originalité à tout classement ; toutes les nervures de la voûte et des colonnes y aboutissent à un pilier central, après des jeux d’une fantaisie charmante, et y enroulent leurs terminaisons ; les chapelles latérales ont été construites au XVe siècle et au XVIe siècle et les tympans de leurs pignons extérieurs s’adornent de motifs de la Renaissance ; le cloître attenant, aux voûtes à pendentifs, est du XVe siècle. Or entre ces parties diverses l’unité est parfaite et il faut un effort d’attention en remontant les nefs pour s’apercevoir qu’on passe, à trois reprises, d’un style à l’autre. Equilibre, harmonie, continuité traditionnelle, l’idéal de nos vieux bourgeois de robe s’incarne ici dans la pierre. Cet accord merveilleux est dû, en partie, à ce que le caractère de chaque style n’a jamais été outré. Les lignes des fenêtres du XIIIe siècle n’ont pas trop de raideur, ni leurs rencontres une pointe trop aiguë, les sinuosités des meneaux flamboyants sont d’une sobre élégance, le triforium perpendiculaire du sanctuaire marque un repos, mais non pas une brisure de l’élan ascensionnel, et si les enchevêtrements des nervures de l’abside donnent l’impression « d’un jardin d’hiver, d’un bois varié et un peu fou » (Huysmans, En Route, p. 38), cette folie n’est pas de l’extravagance mais l’épanouissement terminal des lignes d’ensemble de l’édifice : ainsi les vrilles de la vignes achèvent les mouvements des ceps. Il n’y a pas de transept et l’absence de cette coupure favorise le raccordement insensible des diverses parties de l’édifice.

Il n’y a, à Saint-Séverin, en fait d’effigie ancienne, qu’un bas-relief jadis placé sur une tombe du cimetière adjacent et aujourd’hui encastré à gauche de la porte de la sacristie. Sans doute, la transformation de l’église en magasin militaire, de 1793 à 1802, a pu amener la destruction de pièces de sculpture, néanmoins je ne vois pas qu’en réalité il y en ait eu beaucoup autrefois dans notre église, voussures, niches, larges parois n’existent pas qui les auraient accueillies. Nos vieux robins, austères et puristes, n’ont pas voulu, semble-t-il, qu’on surchargeât leur église d’ « ornements égayés » ; ils ont laissé le regard suivre le jeu des lignes sans que rien lui fût cause de distraction et accrochât le mouvement de l’àme s’accordant à l’élan des piliers et des nervures. Ils étaient partisans de l’architecture pure. Néanmoins, Saint-Séverin n’a rien de froid et de guindé, l’harmonie et la grâce de tous les contours de la pierre qui sont son unique parure lui ont conservé, à travers les âges, le sourire de la jeunesse.

Dans cette église, Huysmans devait se plaire, aviver de salutaires inquiétudes puis trouver la paix, parce qu’elle fut l’oeuvre de ses semblables. Comme eux il fut bourgeois de la rive gauche, le côté du coeur, comme il disait. Par la naissance d’abord. Voici son acte de baptême :

« Le 6 février 1848 a été baptisé Charles-Marie-Georges, né d’hier, fils de Victor-Godefroy-Jean Huysmans et de Elisabeth Badin son épouse demeurant tous rue Suger, 11. Le Parrain Jacob-Charles Huysmans (à Bréda, Hollande), représenté par Alfred Alavoine, rue du Petit-Bourbon, 5, la Marraine Marie Badin, grand’mère de l’enfant, rue de Sèvres, 11 (1), ont signé avec nous le père présent. »

Fonctionnaire modèle, très rangé dans ses habitudes, classant ses notes, documents et manuscrits avec méthode, et enfin, amateur de cuisine... bourgeoise, Huysmans fut encore bourgeois par l’extérieur de sa vie. Mais c’est surtout par l’esprit qu’il est de la race de nos vieux robins qui savaient allier le sens du réel au culte de l’idéal. C’est à un naturalisme spiritualiste que l’évolution de son talent a abouti. Il n’a pas cru que la foi impliquât le renoncement à jeter un regard aigu sur le monde visible. C’est pourquoi il a admiré notre belle église qui s’élance vers le ciel tout en gardant son assiette et son équilibre sur la terre, et où l’esprit se traduit dans la pierre sans se perdre en un rêve inconsistant.

Lui et les bourgeois ses frères ont eu le sens du mysticisme authentique pour lequel l’idéal n’est pas l’irréel mais bien la plus haute des réalités. L’échelle de Jacob atteint au ciel mais touche à la terre.


E. Magnin.


(1) Huysmans demeura plus tard 11, rue de Sèvres.