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Essai sur la psychologie morbide de Huysmans

Docteur G. Lavalée

Paris : Vigot Frères

1917



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ESSAI SUR LA PSYCHOLOGIE MORBIDE DE HUYSMANS


L’intérêt que Huysmans, mort on 1907, commença d’inspirer dans les dernières années de sa vie ne s’est pas assoupi depuis sa mort. Déjà se comptent par centaines les livres, brochures, articles de revues ou de journaux qui lui furent consacrés. L’épisode de sa conversion, surtout, est un véritable appât où accourent les polémistes, et aulour duquel s’entrechoquent à grand bruit les subtilités psychologiques.

C’est donc à la suite de très nombreuses devancières que cette étude vient se ranger.

Elle n’a pas le pédantesque et indiscret dessein d’apposer à la mémoire d’un grand écrivain une étiquette révélatrice, ni la prétention de jeter dans le débat des idées et des opinions un verdict médical. Plus simplement, elle tente d’examiner sous un certain angle et de confronter la vie et l’oeuvre d’un contemporain assez représentatif de son époque, et de proposer, par cette observation particulière, les prémisses de spéculations plus étendues.

Il est certain que la pensée artistique est en ce moment, était avant la guerre, en pleine fermentation. La faille s’élargit entre traditionnalistes et novateurs ; écrivains, musiciens ou peintres, les jeunes s’acharnent à saper les dogmes, renouveler les formules, ouvrir des routes : ils vont à la découverte. Où aboutiront-ils ?

Huysmans, avant eux, souhaitant de se libérer des écoles et de renouveler sa manière, partit dans ce voyage d’exploration. Il cingle à pleines voiles vers l’inédit, le rare, et aborde bientôt aux rives mystérieuses du moyen-âge. Un monastère s’ouvre devant lui : il entre, et le voici au terme de son voyage.

Toute assimilation serait vaine, et toute prophétie puérile. Le mysticisme peut séduire un homme : il ne requiert pas une génération.

Où aboutiront donc les jeunes ? Peut-être ici, peut-être là. Chacun peut émettre une hypothèse. L’évolution de Huysmans est un canevas.

En dehors des influences générales de temps et de milieu, dont la guerre ne sera vraisemblablement pas l’une des moindres, des facteurs personnels entrent en jeu : atavisme, goûts, caractère, morbidité. C’est à ce titre que la présente étude a semblé pouvoir être entreprise.

Un médecin se bornera au sujet délimité. Au philosophe de procéder avec plus d’ampleur dans ses déductions.

Huysmans n’aimait ni la médecine ni les médecins. Est-ce donc par un privilège de nature qu’il sut observer et décrire les hommes et les choses avec l’acuité précise d’un chercheur de laboratoire, jeter dans ses oeuvres les plus vivantes esquisses d’un milieu, d’un type, d’un tempérament ? Les inductions et déductions fondées sur l’étude biologique de l’individu ou de la race blasonnent le réalisme de l’école de Zola. Et, même ayant rompu avec le maître, Huysmans demeura nanti de ce procédé dont il fit une pierre de touche en s’aventurant dans le domaine du morbide. Pour décrire Gilles de Rais « ce Des Esseintes du XVe siècle », il ne s’en départit point. Si bien que Huysmans, s’il fournit la matière de cette étude, en a aussi lui-même donné l’exemple... et l’excuse.


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*    *

Tout lecteur de « A Rebours » arrive à la fin du volume dans un sentiment complexe fait d’intérêt passionné et de malaise inexprimable. Il a aperçu de nouvelles terres peuplées d’êtres étranges, le royaume de l’anormal, du morbide et du pervers. Et, porté par une tendance bien moderne à méconnaître ce qui passe le banal bon sens, il a tôt fait de s’écrier « C’est l’oeuvre d’un fou ».

Aux qualités que l’on reconnaît à la folie, où sera donc la sagesse ?

Plus exactement « A Rebours » est (cette étude tendra à le démontrer) la confession d’une sensibilité exaltée, d’une curiosité lucide et minutieuse, d’une imagination assoiffée d’inconnu. C’est l’auto-observation d’un prédisposé qui précipite à plaisir l’évolution de son mal, qui poursuit la sensation en détraquant ses nerfs comme un morphinomane en augmentant sa dose.

Afin d’étendre et de coordonner le sujet, il est indispensable, tout d’abord, de chercher quelle place tient « A Rebours » dans l’oeuvre de Huysmans. La préface écrite par Huysmans lui-même en 1903, vingt ans après la publication du roman, contient, à cet endroit, de décisives précisions. « A Rebours » est, dit l’auteur « un ouvrage parfaitenient inconscient, imaginé sans intentions réservées d’avenir » par un écrivain qui cherche, avant tout, à s’évader du naturahsme. Prônant l’artifice comme dérivatif au dégoût qu’inspire le monde, « A Rebours » contient en germe tous les romans de Huysmans postérieurs à lui, et rompt avec les précédents.

C’est donc la véritable clef de voûte dans l’oeuvre dé l’écrivain. Si, à la lumière de cette notion, on examine l’ensemble de cette oeuvre, trois phases sont, en effet, aisées à distinguer : la phase naturaliste (Marthe, Soeurs Vatard. En Ménage, A vau l’eau) où Huysmans se rallie au naturalisme de Goncourt puis de Zola, — la phase de l’artifice, dont « A Rebours » est l’unique expression, — la phase mystique avec « Là-Bas », « En Route » et les oeuvres dites catholiques, cette dernière phase profondément marquée dans la vie même de l’auteur par sa conversion.

Cette conversion, qui établit un point de contact entre la vie et l’oeuvre de Huysmans, induit l’observateur à en chercher d’autres. De fait, ils apparaissent nombreux, sporadiqies au début, puis sérrés et continus si bien que l’oeuvre prend figure d’autobiographie. Les témoignages abondent qui confirment cette manière de voir. « Rarement l’auteur et l’homme se sont identifiés davantage » écrit dans la préface des « Pages catholiques » l’Abbé Mugnier, ami intime de Huysmans. Céard et Caldain (1) qui le connurent de près sont du même avis, et c’est aussi l’opinion générale des divers commentateurs de son oeuvre. Au reste, dans la préface d’« A Rebours » déjà citée, Huysmans prend bel et bien à son compte les idées de Des Esseintes (.... et Durtal pense encore à ce sujet tel que Des Esseintes, p. X), ses extravagances, ses perversités et ses luttes ; enfin dans un fragment de lettre cité par Dom Du Bourg, il déclare avoir fait de « En Route » une « vraie confession d’àme ».

Huysmans s’est donc raconté lui-même sous les espèces de Des Esseintes et de Durtal.

C’est encore lui ce personnage qui, tantôt peintre dans « Les Soeurs Vatard », tantôt homme de lettres dans « En Ménage », tantôt petit employé dans « A vau l’eau » profile sa curieuse silhouette et attire le regard autant comme comparse que comme premier rôle. « Je fais », écrit-il dans la préface de Marthe « ce que je vois, ce que je sens et ce que j’ai vécu ».

C’est donc de lui-même que l’on tiendra le fil directeur de cette étude, quitte à demander ailleurs les détails qu’il aura omis. Toutefois, avant d’interroger le personnage, encore faut-il le voir.

Qu’ils aient aperçu, le long des quais où Huysmans aimait fiàner, la « silhouette grêle, maladive, languissante » (2) de ce grand corps « mince, aux épaules rétrécies par un habituel serrement des coudes au corps » (3) ou que, venus chez lui en visiteurs ils se soient laissé déconcerter par « cet homme malingre qui rasait les murs en chatte peureuse et proférait des imprécations tertulliennes » (4), ses contemporains s’accordent dans leur impression. Et leurs récits animent avec vraisemblance un portrait de Raffaëlli placé en tête du livre de Coquiot. L’auteur de « Là-Bas » s’est arrêté dans une pose qui devait lui être familière et, son éternelle cigarette à la main, darde sur l’interlocuteur de grands yeux au regard tour à tour triste, inquiet ou ironique. La face est maigre et ravagée, les ailes du nez sensuellement mobiles, le front bombé et strié, les oreilles grandes et décollées, le cheveu rare. L’amincissement de l’ovale se trouve exagéré encore par la barbe en pointe, et le crâne prend un développement inaccoutumé. « Ma lourde tête en forme de cerf-volant » disait-il.

Il fut, dans Paris, un transplanté de Hollande et toujours lui resta « le vieil Hollandais sous l’hystérique Parisien ». Son grand-père paternel avait été premier professeur de dessin à l’académie militaire et directeur de l’académie de Bréda. Son oncle avait remplacé le grand-père dans ces deux fonctions. Enfin le père même de Huysmans, lithographe et enlumineur, était venu exercer son métier à Paris. La famille comptait parmi ses ancêtres Cornélius Huysmans dont plusieurs oeuvres sont au Louvre. Du côté maternel la descendance est bourguignonne, traversée par conséquent d’influences flamandes et hollandaises. Dans cette famille de petits bourgeois surgit un statuaire grand prix de Rome, Girard, qui travailla à la colonne Vendôme et à l’arc de triomphe du Carrousel.

Dès huit ans, son père mort, Huysmans entre en pension, sevré des tendresses familiales et harcelé dans sa fierté d’enlant. « C’est toute une jeunesse d’humiliations et de panne qui est là. Avec une mère veuve et sans le sou, une bourse au lycée, un rabais à la pension, je ne pouvais réclamer quand la viande putridait » (5). A l’institution Hortus puis au lycée Saint-Louis il est un élève inégal, extraordinairemenl doué pour l’explication d’un texte latin, d’une faiblesse insigne en mathématiques. Le bachot franchi, il entre à l’Ecole de droit. Mais «.... je passai tant bien que mal le premier examen et je mangeai l’argent de mes inscriptions de deuxième année avec une blonde qui prétendait avoir de l’affection pour moi à certaines heures » (6). Après divers avatars, car « il fréquentait assidûment le quartier latin et y apprenait beaucoup de choses », il entre au ministère de l’Intérieur et sa carrière d’homme de lettres commence. Bientôt aussi les déboires ; l’éditeur Hetzel sur qui Huysmans comptait pour éditer « Le Drageoir à épices » l’accuse de recommencer la commune de Paris dans la littérature. Les déceptions se renouvellent et marquent sur ce caractère ombrageux ; bientôt Huysmans en arrive au plus noir pessimisme. Il lit Schopenhauer.

Encore faut-il s’entendre et argumenter ici avec Huysmans lui-même quand il proclame son adhésion complète aux aphorismes du « grand Allemand » — Schopenhauer, repu de dégoûts et de déceptions, aboutit à la résignalion et se résigner n’est pas le fait de Huysmans. Schopenhauer, avec l’accent d’une miséricorde indignée, s’écrie « Si un Dieu a fait ce monde, je ne voudrais pas être ce Dieu : la misère du monde me déchirerait le coeur ». Or Huysmans ne témoigne d’aucune propension à la miséricorde. Il est misanthrope, pessimiste, convaincu de la turpitude de l’humanité. Mais, loin d’en prendre son parti, il se rue dans la boue, s’y démène en beau diable, éclabousse en un moment tous ceux qu’il aperçoit et finalement s’écrie dans une comique apostrophe « Est-ce que cette fange va continuer à couler, à couvrir de sa pestilence le vieux monde » (7).

Une misanthropie grincheuse et combative fut le premier et le plus immuable trait de son caractère. Ses oeuvres, sa correspondance, les notices biographiques fourmillent de telles échappées de rancune « La Société ? elle me dégoûte profondément : les classes dirigeantes me répugnent et les classes dirigées m’horripilent » (8). Il s’attaque à tout et à tous. « On se demande, disent Céard et Caldain, quels hommes, quelles choses, quels principes contemporains Huysmans n’a pas conspués. Le monde des lettres, le théâtre, la médecine, la pharmacie, l’amour, son concierge, l’argent, les poêles mobiles, le spiritisme, l’architecture, la femme, la cuisine de restaurant, la peinture, Saint-Sulpice « cette gare », la Tour Eiffel « ce chandelier creux », les sophistications de gloire, de produits alimentaires et d’art. Il a tout craché, tout nié. Il ne se réjouit qu’au-dessus et hors de son temps ». A manier ainsi la schlague sans répit, il se laisse prendre à l’ivresse mauvaise du bourreau, et devient odieux, ou ridicule. — C’est ainsi que, misogyne résolu, il hue la « bèlise innée » de la femme, la rejette sournoisement au rôle de bête de plaisir et puis, ainsi acculée, la pourchasse jusque dans sa plus chère prérogative, sa beauté : lorgnant des études de nus de Degas, il relève avec une perfide acuité les tares physiques, évoque les tubs et les pansages qui, quotidiennement, retapent les chairs fripées, exulte à dépister les artifices du fard et les mensonges du cold-cream, perd enfin toute mesure et écrit cette page ahurissante de « A Rebours » où il chante les locomotives de la Compagnie du Nord, plus séduisantes et plus gracieuses, selon lui, que toutes les beautés brunes ou blondes. Au demeurant, c’est l’homme le plus sensuel qui soit, et il s’adonne avec emportement aux « foucades de ses sens ». Il décrit dans « Certains » les gravures libertines de Rops et de Whistler avec une évidente satisfaction, et tout au long de ses oeuvres ce sont des métaphores hardiment descriptives, des comparaisons inattendues qui dénotent une pensée constamment ancrée dans son imiagination. Ne découvre-t-il pas dans un paysage lunaire « la blanche image d’un ventre sigillé d’un nombril et sexué comme une fille par le grand V d’un golfe » (9).

Atteint depuis l’adolescence de dyspepsie avec crises d’entérite il fait de la queslion alimentaire un inépuisable leit-motiv. A cent reprises revient la tirade de la viande qui « putride », des « poissons désinfectés », des vins « parfumés au furfurol », des pruneaux « dont le jus sentait le moisi ». Toute une nouvelle « A vau l’eau » n’a pas d’autre matière que les pérégrinations d’un solitaire en quête d’un restaurant convenable. Et M. Folantin n’est pas pour les restaurants du quartier un plus hargneux client que n’était Huysmans lui-même.

Un si revêche misanthrope, un célibataire si rebelle au mariage ne pouvait que vivre seul dans son gîte, entouré de ses collections d’art et de ses livres. Peu d’amis se risquaient à l’aller voir, car nul n’était à l’abri de ses coups, et il avait la dent dure. Dans une discussion il ne supportait guère qu’on le contredît, et « se laissait aller plus à sa sensibilité de nerveux qu’à une étude approfondie de ce qu’il critiquait » (10). Impulsif, il professait que « le talent est aux sincères et aux rageurs..., que l’on n’a point de talent si l’on n’aime avec passion et si l’on ne hait de même » (11). Il lui arrivait souvent de se déjuger, sans qu’il en voulut convenir. « Absence d’énergie, manque de suite dans les idées, ardeur excessive à courir par les voies bifurquées et à se lasser des chemins dès qu’on y entre... dyspepsie de cervelle exigeant des mets variés, se fatiguant vite des nourritures désirées, les digérant presque toutes mais mal, tel était son cas » (12). Enfin il était féru de paradoxe et adorait scandaliser l’interlocuteur. C’est l’homme qui vitupérait les classiques, injuriait le « Maro » et « le Pois chiche », appelait Corneille et Racine d’« étonnants raseurs », Dante, Goethe et Schiller de « séniles badernes ».

Au moral ce fut un sincère et là, disent tous ses familiers, réside sa principale qualité. Il lacérait un ennemi en y mettant toule son àme, mais il faut admettre ses éloges avec plus de circonspection : ayant couvert de louanges dans « Certains » Félicien Rops et Odilon Redon, il avoua plus tard avoir été surtout séduit par la « mine de phrases » que lui ouvraient ces deux peintres. Il ne se gêna pas non plus pour bafouer les maîtres qui l’avaient soutenu à ses débuts. Au demeurant il apparaît comme d’un commerce assez peu sûr.

Comment un tel homme put-il se résoudre à être employé de ministère, et même employé « exact et zélé » (le ministère Dupuy le décora à ce titre) ? Probablement par indolence de rêveur pour tout ce qui est action et combat, et puis, qui sait ? par un consentement de sa nature progressivement mise à la forme de cette régularité bureaucratique. Il pestait contre l’Administration, « cette bande de cuistres », mais il y restait. Et pourtant il s’y ennuya au ministère : un ennui sombre, « à crever », s’étendit sur toute cette vie. Jamais il ne put s’en dépêtrer.

En résumé, Huysmans fut un misanthrope grincheux, violent, souvent méchant, détracteur par nature, dont les dégoûts et l’ennui devenaient contagieux. « Quel mauvais professeur d’énergie » s’écrie un de ses familiers. Dépourvu de tendresse, égoïste et, semble-t-il, assez vaniteux, il s’avéra un ami peu sûr, un conseiller irrésolu, impulsif et paradoxal dans ses jugements, sincère surtout dans ses haines, bizarre dans ses goûts.

C’est ce caractère, transcrit par lui-même dans son oeuvre, dont l’on va maintenant essayer de retracer l’évolution et le développement jusque dans le mode de penser, de sentir et d’agir.

Son origine hollandaise le prédisposait au culte de la vision exacte et du trait juste. Entrant dans la carrière littéraire, il devait tout naturellement s’enrôler parmi les naturalistes et tirer parti de ce « don d’exprimer en traits véhéments et crus les côtés grotesques de la vie » (J. Lemaître) qui l’apparente aux peintres hollandais. C’est donc d’abord de Goncourt, puis de Zola qu’il se déclarera le disciple. Les Soeurs Vatard, dans leur réalisme outrancier, leur recherche du détail abject, représentent bien ce stade dans la façon de Huysmans. Il est toutefois aisé, dès ces oeuvres de début, de retrouver les premières éruptions d’un tempérament impétueusement personnel. C’est la forme ciselée, colorée, précieuse, étrange de certaines descriptions du « Drageoir ». Ce sont les singularités, les raffinements morbides, les perverses recherches de Léo dans « Marthe », de Cyprien Tibaille dans « Les Soeurs Vatard », qui annoncent le « représentant raffiné des outrances suprêmes d’une fin de littérature » (J. Lemaître). Tibaille « homme dépravé, amoureux de toutes les nuances du vice pourvu qu elles fussent compliquées et subtiles », qui rêve « d’étreindre une femme accoutrée en saltimbanque riche, l’hiver, par un ciel gris et jaune... dans une chambre tendue d’étoffes du Japon », ce Tibaille-là est bien un premier crayon de Des Esseintes.

Mais Huysmans se lasse vite de subordonner aux conventions d’une école son expression personnelle et, quand il rompt avec le naturalisme pour faire à tout prix du nouveau, il n’aura pas à s’orienter longtemps pour découvrir le personnage convenant à son dessein : Des Esseintes surgit d’emblée du tempérament même de Huysmans.

Celui-ci a tracé de son héros un portrait bien fait pour retenir l’attention surprise d’un médecin. On y retrouve, mis en place et déduits l’un de l’autre, les divers chapitres d’une observation médicale. Il n’y manque même pas la conclusion : le diagnostic. Impossible de ne pas voir là un parti-pris d’exactitude, une coquetterie d’amateur jouant avec des termes de métier. L’exemple est, du reste, loin d’être unique dans l’oeuvre de Huysmans qui fouille avec autant d’àpreté les tares physiques de l’humanité que ses laideurs morales (13) et, curieux de tout, « lit dans un journal, dans un livre une phrase bizarre sur la religion, sur la science, sur l’art, sur n’importe quoi, s’emballe aussitôt et se précipite tête en avant dans l’étude, fouillant des bibliothèques, épuisant des cartons, acquérant une science énorme et chaotique (14) ».

Voici l’obseivation écrite par Huysmans (15) : Des Esseintes est issu d’une vieille race au tempérament appauvri par la « prédominance de la lymphe dans le sang ». Ses ancêtres ont, pendant deux siècles, marié leurs enfants entre eux et usé leur reste de vigueur dans ces unions consanguines. Sa mère « longue femme silencieuse et blanche » morte d’épuisement, son père mort d’une maladie vague transmettent à leur fils une hérédité encore plus ébranlée et lui-même a, comme antécédents personnels, une « enfance funèbre, menacée de scrofules, accablée par d’opiniâtres fièvres ». Sa famille s’occupe peu de lui et « le dépêche chez les Jésuites pour y faire ses classes ». Aussi ne gardera-t-il de ses parents « qu’un souvenir apeuré, sans reconnaissance, sans affection ». Dès le début de ses études, son intelligence se montre « éveillée mais indocile »; il mordait à certains travaux, devenait prématurément ferré sur la langue latine mais, en revanche, il était absolument incapable d’expliquer deux mots de grec, ne témoignait d’aucune aptitude pour les langues vivantes, et il se révéla tel qu’un être parfaitement obtus dès qu’on s’efforça de lui apprendre les premiers éléments des sciences ». Atteignant sa majorité il devient maître de sa fortune et quitte le pensionnat. Ses premiers contacts avec le monde le blessent : il apprend à haïr la noblesse, la bourgeoisie, les jeunes gens de son âge, les hommes de lettres, les femmes. Déjà il s’ennuie. Alors il se jette dans les « amours exceptionnelles », les « joies déviées », juge nécessaire de se singulariser et se revêt d’excentriques accoutrements, donne dans une salle à manger tendue de noir un repas de deuil qui fait songer à une farce de rapins. Puis il tourne à la perversité, manigance de louches et méchantes intrigues, pousse un de ses amis à contracter un mariage où il se complaît à prévoir « une perspective infinie de ridicules maux », introduit dans une maison close un galopin de seize ans pour le débaucher, l’affoler de luxe et de tentations, l’induire sournoisement au crime et « préparer un assassin ». Enfin, ne pouvant, malgré ces ragoûts recherchés, vaincre son ennui ni se faire à l’« inflexible vie », Des Esseintes se résout à vivre en ermite dans une Thébaïde dorée.

Le parallèle se fait de lui-même entre l’auteur et son héros, et l’on se rend compte que Huysmans a très sciemment décrit ce qu’il appelle l’hystérie de Des Esseintes. Mais il faut se souvenir que « A Rebours » date de 1884, époque où Charcot et l’école de la Salpètrière jouissaient de toute leur renommée, où l’hystérie prenait une extension que de plus récentes recherches lui ont fait perdre. La pathologie mentale d’aujourd’hui reconnaît plutôt en Des Esseintes un type merveilleusement caractérisé de ce qu’on a appelé dégénérescence ou déséquilibre mental, sorte de disjonction de l’activité cérébrale qui apparaît chez des êtres prédisposés, plus ou moins marqués par les stigmates de la dégénérescence (signes du crâne, de la voûte palatine, de la face, de l’oreille). L’intelligence est inégalement répartie, brillante ou même géniale en ce qui concerne les lettres ou les arts ou les sciences, et fermée pour tout le reste ; ces sujets, ordinairement vaniteux, éprouvent le besoin de se mettre en scène, de se singulariser et fournissent un grand nombre des êtres à attitude énigmatique ou à manières bizarres qu’on appelle des excentriques ; ils manquent de suite dans la conduite et les actes, sont instables dans leurs affections, irrésolus, prompts à l’enthousiasme et au découragement, sans cesse en quête d’impressions nouvelles, oublieux de leur famille, ombrageux, méfiants et misanthropes (16). Chez eux les perversions du caractère et du sens moral donnent les syndromes décrits sous le nom de manie raisonnante (manie de soutenir les projets et les idées les plus extravagants sans admettre de contradiction), de folie morale de Prichard (perversité inconsciente ou consciente, soit par ignorance du bien et du mal, soit par choix délibéré de la conduite qui nuira au prochain). Parmi eux enfin se recrutent les persécutés persécuteurs de Falret, différents des maniaques de la persécution par ce fait que ceux-ci s’accusent eux-mêmes et s’estiment justement punis tandis que ceux-là se posent en victimes et songent à se défendre. On distingue les persécutés persécuteurs processifs, qui se lancent dans des poursuites judiciaires sans fin, les politiques qui donneront les régicides, les hypocondriaques, les familiaux, les amoureux.

D’analogues anomalies se remarquent dans le domaine de l’emotivité et de la volonté. Le déséquilibre s’avère par l’apparition de monomanies, d’obsessions, d’impulsions, stigmates psychiques de la dégénérescence de Magnan, manifestations conscientes, irrésistibles et accompagnées d’angoisse. Elles surviennent par accès, à titre épisodique et sous des apparences très diverses : La folie du doute, disposition maladive de l’esprit à se poser sans cesse des questions, souvent baroques et insolubles, et à en poursuivre inlassablement la réponse, à douter si la lettre que l’on vient de jeter à la boîte est bien cachetée, si la porte qu’on vient de fermer l’est réellement. Le doute peut aussi affecter la forme de scrupules, religieux par exemple.

Les phobies, craintes irraisonnées et irrésistibles qui surviennent dans certaines situations, en présence de certains objets (agoraphobie, éreuthrophobie), la crainte spéciale de certains contacts qui constitue le délire du toucher (répulsion à toucher des pièces de monnaie, du verre, du velours, de la soie) se rattache à ces phobies. De même certaines répulsions ayant pour point de départ la vue, l’ouïe, l’odorat : Erasme avait des accès de fièvre à la vue d’un plat de lentilles, Pierre Bayle avait une syncope quand il entendait tomber l’eau du robinet.

Les impulsions telles que l’onomatomanie ou l’arithmomanie, la recherche angoissante d’un mot ou d’un nombre, le besoin irrésistible de répéter un mot ou un nombre, la coprolalie, l’impulsion au blasphème, d’autant plus irrésistible que le sujet redoule plus d’y être entraîné.

Les obsessions qui peuvent aller jusqu’à l’hallucination.

Enfin, certaines aboulies bien spéciales, alternant avec les obsessions et qui se révèlent par l’incapacilé soudaine d’accomplir certains actes simples de la vie quotidienne : s’habiller, faire sa toilette, signer son nom.

De plus c’est presqu’exclusivement chez les dégénérés que se rencontrent les aberrations et perversions sexuelles.

Ce tableau clinique tracé à grands traits du déséquilibré a déjà fait ressortir de frappantes similitudes entre les symptômes énumérés et les manifestations présentées par Des Esseintes et, plus généralement, par le « type » morbide qui, à travers l’oeuvre de Huysmans, profile sous des noms variables une silhouette toujours identifiable : prédisposition du fait de la vieillesse de la race, des unions consanguines, d’une hérédité lourde, inégalité de l’intelligence, tendance à l’excentricité, instabilité, manque de tendresse et d’affection familiale, misanthropie, ennui, insociabilité, recherche des sensations. Les exemples de perversions consciemment combinées qu’on relève dans le chapitre Vl de « A Rebours » évoquent à coup sûr la folie morale de Prichard. Et ne peut-on pas assimiler aux persécutés persécuteurs hypocondriaques le gastropathe Folantin, aux récriminations aigres et inlassables, qui exhale la rancoeur de ses digestions laborieuses non pas seulement aux tables des basses gargotes où il fréquentait comme à plaisir, du reste (17), mais même quand il était convié dans le monde. « Je l’invite avec plaisir, disait une maîtresse de maison ; mais si je pense à lui au moment de faire servir, mes sauces tournent » (18).

Bien mieux que de quelques exemples sporadiques et choisis cette conception se légitimera par l’étude serrée, à travers la continuité de l’oeuvre du romancier, de sa sensibilité, son émotivité et sa volonté.

Deux traits caractérisent essentiellement le mécanisme de la sensibilité chez Huysmans : c’est un visuel et un analyste. Sa vision a une acuité exacerbée qui polarise pour ainsi dire ses émotions intellectuelles et fait de lui un amateur éperdu de plastique, un « fou furieux de peinture ». Par contre, et quoi qu’il en dise, il semble être resté fermé à la musique et n’avoir reçu d’elle que des émotions assez peu fouillées. Seules les formes et les couleurs ont su lui donner un réel et intense plaisir esthétique. Déjà dans le « Drageoir à épices » il s’attarde à regarder, à décrire et peindre en mots lumineux. Rien de plus curieux, à cet égard, que cette étude sur la Rive gauche oij, arrêté devant un ivrogne, il en étudie le muflle « écartelé de gueules sur champ de sable... blasonné par la fine fleur du vin et le pur hâle de la crasse ». Puis, à mesure qu’il acquiert la maîtrise de son regard aigu et de son style enluminé paraissent de merveilleuses peintures verbales, « l’Art moderne », « Certains », qui imposèrent au goût public des peintres comme Degas, Forain, Raffaëlli, Gustave Moreau. Celui-ci n’avait pu peindre ses Salomés avec plus de passion que n’en mit Huysmans à les décrire dans « A Rebours » (19). Enfin il est curieux de noter l’ingénieuse idée d’un critique d’art, Roger Marx, à l’apparition de « La Cathédrale ». Il illustra son compte-rendu de photographies de la cathédrale de Chartres en plaçant en-dessous les phrases correspondantes du livre. Et l’on put suivre ainsi en détail et vérifier par le menu la transcription littéraire que la virtuosité de l’écrivain avait faite des fresques, des portails, des sculptures et des verrières.

Il est aussi analyste, un peu comme il est dyspeptique, c’est-à-dire qu’il « chipote » une sensation ou une idée comme il ferait d’un plat au restaurant. On lit dans « Damiens » (Croquis Parisiens) : « N’avais-je pas été très cahoté sur une idéale Grève par quatre réflexions diverses, écartelé en quelque sorte d’abord par une pensée de basse concupiscence, puis par une désillusion immédiate du désir dès l’entrée dans cette chambre, ensuite par le pénitentiel regret de l’argent versé, enfin par cette expiatrice détresse que laissent, une fois commis, les frauduleux forfaits des sens ». Il « examine le travail de sa pensée, cherche à en relier les fils, à en découvrir les sources et les causes, .... à argumenter avec lui-même ». Et, sa prodigieuse érudition s’en mêlant, ce sont, à propos d’un souvenir d’enfance, de longs exposés de la méthode d’éducation des Jésuites, puis des examens de conscience, puis tout un chaos de discussions théologiques, « un grouillement de paradoxes, de subtilitiés, un vol de poils fendus en quatre » (20). Une bouteille de bénédictine le fait rêver aux prieurés du moyen-àge, aux antiques panses monacales, aux robes abbatiales, puis il s’avise de « l’hypocrisie qui résulte de l’extraordinaire désaccord entre le contenant et le contenu, entre le contour liturgique du flacon et son àme toute féminine, toute moderne » (21). Ainsi, non content de décortiquer ses pensées et ses sensations et d’en exprimer l’essence, les fait-il foisonner par des comparaisons subtiles, des analogies inattendues, des souvenirs glanés un peu partout. Ayant accoutumé son imagination à cette excitation factice il ne sait plus percevoir ni comprendre les simples beautés de la nature, préfère aux belles campagnes les gazons pelés et poussiéreux des fortifications, au tableau « mesquin » de la moisson une scène d’usine, un ventre de paquebot éclairé par des feux de forges, fulmine comme un oiseau de nuit contre « l’astre ignoble » et traite un paysage en coloriste avisé mais dépourvu de sentiment, en photographe habile à regarder mais incapable d’émotion. Finalement, par haine du naturel et du conventionnel, il se réfugie dans l’artifice et la sophistication.

En outre, soit que l’y ait amené son éducation, soit du fait de ses recherches studieuses dans les vieux bouquins, de son commerce de chaque jour avec les mystiques du moyen-àge, ce détracteur enragé du monde moderne nouirit un goût très vif pour le merveilleux et le surnaturel. « La passion de Huysmans pour le moyen-âge, déclare Myriam Harry, allait si loin qu’il s’enfermait souvent des semaines entières pour ne pas être expulsé de son monde fictif ». Le naturaliste qui subsiste en lui continue à tenir sa documentation à jour, et il se montre averti des plus récents travaux ; mais, à côté des hypothèses de Wundt sur le rêve qui explique par une inconsciente extension du pied la sensation qu’on a en rêvant de tomber dans un précipice, il se hâte de citer Radestock qui attribue aux rayons de la lune la faculté de déterminer, chez les dormeurs qu’ils atteignent, des idées mystiques (22). Et comme, selon lui, « quelle que soit l’opinion qu’ils professent les savants ânonnent » il recueille avec manifestement plus de plaisir l’affirmation de Radestock que l’hypothèse de Wundt.

Enfin, s’il est permis de chercher dans le style d’un auteur un reflet de son caractère et de sa sensibilité, on trouve au style de Huysmans le double don d’extérioriser des impressions idéologiques ou morales en sensations de couleur, de saveur, de résistance ; et, inversement, de dégager le symbolisme d’une vision, d’un goût ou d’un parfum. Comme l’homme, le style est visuel et analyste. Ainsi peindra-t-il « l’arête rogue d’un toit », « l’amas de suie des chroniques et des livres d’histoire », « des vers tendus, sombres, sentant le fauve ». La haine du conventionnel et du banal s’y marque aussi par le choix de mots inaccoutumés, d’épithètes désuètes ou hardiment novatrices, de tours de phinse maniérés ou cyniquement brutaux. Il va d’un extrême à l’autre. Ce terrible écrivain, pour mieux se « colleter » avec la matière qu’il avait cboisie, s’est forgé une arme dont les moulinets surprennent et attirent, mais qui, aussi, abat implacablement l’adversaire.

Autant que la sensibilité, l’émotivité et la volonté du personnage sont intéressantes à étudier. L’on note, dès l’abord, un manque absolu de tendresse, une sorte d’inaptitude naturelle à aimer et à se faire aimer. Ni les parents ni les amis ne semblent avoir tenu une grande place dans sa vie. Et, en dépit du plaidoyer de M. Céard (23), peut-on croire qu’il fut vraiment amoureux ce Durtal qui, tenant dans ses bras Mme Cbantelouve, songe avec ennui à son lit défait et à sa chambre en désordre. En opposition à cette sécheresse de coeur, Huysmans trahit une impressionnabilité extrême dans le domaine de l’esprit : une sensation quelconque l’emporte tout entier. Il a une façon personnelle, brusque, brutale, rageuse peut-on dire, d’infliger le mépris aussi bien que de décerner la louange. Il déchaîne sa joie ou sa fureur avec une violence de barbare, « souffre positivement de la vue de certaines physionomies, se sent des envies de souffleter ce monsieur qui flâne en fermant les paupières d’un air docte, « demeure écrasé, anéanti, pris de vertige » devant la Salomé de G. Moreau, « suffoque et a la chair de poule » en contemplant certaines planches de Luyken, « est brisé » par la lecture de Baudelaire ou de Poe. Myriam Harry le montre en tête à tête avec quelques primitifs favoris, « tordant ses mains devant la Vierge éperdue de douleur, interpellant avec une douce malice le pauvre Jésus malmené, pirouettant devant l’épiscopale coquine dont l’hypnotisait la beauté perverse et pourtant liturgique ».

Ces éréthismes de cervelle s’accompagnent d’autres signes plus probants de déséquilibre. Jacques Marles dans « En Rade » connaît déjà les saccades de transes, et l’on trouve dans « A Rebours » la description catégorique d’un délire du toucher.

Cependant, comme si cette émotivité exaspérée ne suffisait pas encore, l’on voit Des Esseintes raffiner sur toutes ses sensations, « chercher parmi de troubles pages des phrases dégageant une sorte d’électricité », vouloir à tout prix épuiser la sève d’une oeuvre d’art et se dépiter parce qu’il n’est jamais certain d’y être parvenu : enfin il se ménage une vie à part, hors de toute coutume, et lui demande avec frénésie des sensations nouvelles. L’artifice fournira une pâture neuve à ses nerfs épuisés : ce sont d’abord des recherches d’ameublements somptueux et étranges, des combinaisons de couleurs longuement étudiées, thèmes de joies savourées et de réflexions sans fin pour des yeux experts. Enfin, raffinant encore, las d’apprêter des décors suggestifs, soit, mais qui arrivent à l’excéder et où il ne trouve plus son comple, il découvre la façon de « concentrer son esprit sur un seul point, de savoir s’abstraire suffisamment pour amener l’hallucination et substituer le rêve de la réalité à la réalité même » (24). Dès lors l’auto-suggestion est trouvée, et c’est à elle qu’il demandera les plus merveilleux artifices. Il invente la salle à manger en forme de cabine de navire, le bain de mer dans la Seine, la course en traîneau en temps de canicule ; puis, raffinant toujours, et faisant entrer en jeu des correspondances habilement codifiées, il demande aux liqueurs leur signification musicale et crée l’orgue à bouche, aux parfums des suggestions galantes ou exotiques et il se lance dans les stances aromatiques.

En somme sa soif inextinguible de sensations nouvelles, la façon qu’il a de « s’éperonner » pour atteindre la sensation convoitée lui méritent l’épithète d’ « onaniste spirituel » qu’il appliquait à G. Moreau. A ce jeu il lui arrive de s’abuser lui-même, de ne plus pouvoir brider son imagination qui galope et de faire, par exemple, ce stupéfiant voyage en Angleterre qui s’arrête à la gare St-Lazare et d’où il rentre chez lui « saturé de vie anglaise », « ressentant l’éreintement physique et la fatigue morale d’un homme qui rejoint son chez soi après un long et périlleux voyage ».

De telles déviations spirituelles finissent par ébranler tout son être ; sa sensualité, avide et impérieuse, tourne à la luxure puis à la perversion des amours contre nalure (A Rebours) ou des étreintes sacrilèges (Là-Bas). Apparaissent aussi les signes d’une véritable psychonévrose : obsessions, impulsions, hallucinations, relatées dans « A Rebours » avec une précision didactique : obsessions libertines et mystiques qui se confondent, suivant la règle (p.116), impulsions blasphématoires et sacrilèges (p.109), doutes et scrupules (p.107 et 109), halliucinations olfactives (p.148) ou visuelles (p.108). Le déséquilibre est à son comble.

Mais la psycbose de Des Esseintes finit par terrifier Huysmans. La sophistication de sa vie et la recherche constante de la sensation ont fait vaciller sa raison. Il cherche une autre façon de s’accommoder de la vie moderne et s’abandonne à son goût du merveilleux et du surnaturel, agrandissant ainsi jusqu’à l’au delà le domaine de son insatiable curiosité.

Celte évolution commence avec « Là-Bas », le livre du satanisme, des messes noires et se poursuit par la conversion de Huysmans et la publication de ses oeuvres catholiques. Il peut paraître étrange ce revirement brusque qui, de l’occultisme et de la magie, le rejette au mysticisme. En réalité ces deux termes apparemment contraires sont les deux faces d’un même problème, et dérivent d’une seule et même préoccupation : la hantise de l’Au Delà. C’est « une situation d’esprit tout à la fois dévote et impie vers laquelle les revenez-y du catholicisme, stimulés par les accès de la névrose, avaient souvent poussé Des Esseintes » (25). Le même Des Esseintes, louant les ouvrages de l’écrivain catholique Barbey d’Aurevilly, note qu’ils « louvoyent constamment entre ces deux fossés de la religion catholique qui arrivent à se joindre : le mysticisme et le sadisme » (26). Or, c’est au mysticisme, au mysticisme du moyen-âge que s’est converti Huysmans, et non au « catholicisme tempéré, résidant dans d’étroites pratiques, dans des amusettes de vieilles filles, dans celte bondieusarderie de la rue St-Sulpice » (27). Et l’on voit ainsi que « Là-Bas » et « En Route » sont deux oeuvres jumelées donnant chacune une expression d’un seul état d’àme.

Huysmans lui-même, habile à discerner les mobiles de sa pensée, a énuméré les raisons de cette évolution vers le surnaturel : un atavisme d’ancienne famille pieuse qui le fit, de longue date, s’intéresser en dilettante aux offices de St-Sulpice et de St-Séverin, le dégoût du monde moderne, et la passion de l’art. Or « la religion du moyen-âge était le prototype de l’art » (28). Il a toujours été épris du moyen-âge, hanté de ses grimaçantes chimères, « des succubes, des larves à la Goya » (29). Il possède des ouvrages de Kabbale. Mais il veut être initié autrement que par les livres aux mystères des sciences occultes et aux cérémonies religieuses. C’est alors que Remy de Gourmont le présente à Mme de C... qui l’emmène à une prise de voile chez les carmélites de l’avenue de Saxe, et le met en relations avec Boullan, abbé défroqué, sectateur de Vintras et à qui celui-ci a délégué son pouvoir. Boullan, en invoquant la Vierge, opère des guérisons miraculeuses (30) et célèbre de troublants offices où alternent les incantations et les invectives. Huysmans se rend à Lyon où habite Boullan ; là, il se fait dire la bonne aventure, assiste à des séances de spiritisme et d’occultisme qui le laissent mi-railleur mi-crédule. « C’est tout de même bien singulier tout cela », écrit-il à Mme de C... En même temps il se livre lui-même à « quelques pratiques tantôt religieuses, tantôt obscènes », va à N.-D. de la Salefte, fait une courte retraite à la Chartreuse. Les lettres qu’il adresse pendant cette période à Mme de C... trahissent son indécision, son inquiétude, l’attitude embarrassée d’un homme qui ne sait à quoi se résoudre et affecte un scepticisme ironique. En fait, il est bien plus ébranlé qu’il ne veut l’avouer et, rentré à Paris, il s’adonne au spiritisme et à la magie. Bien plus, quand Boullan meurt, Huysmans accuse nettement Guaita et le Sar Péladan, ses rivaux en occultisme, de l’avoir envoûté pour assouvir la vengeance des Rose-Croix. Et l’on assiste à cette invraisemblable campagne de presse (Gil Blas et Figaro de janvier 1893) où Huysmans et Jules Bois accusent Guaita et Péladan de pratiquer la magie noire et de décocher des « coups de poing fluidiques ». Paul Adam, Dubus et Gary de Lacroze, entraînés dans la querelle, publièrent au même moment l’affirmation qu’ils avaient vu chez Guaita un esprit familier que celui-ci rendait visible à sa volonté.

Il apparaît donc que Huysmans s’est laissé parfaitement convaincre de la réalité des pratiques démoniaques et occultes, à telle enseigne... qu’il en convainquit d’autres. Et, sans s’en rendre compte, il s’est mis en même temps à admettre le mystère religieux. La preuve, c’est que Durtal, venant de commettre avec Mme Chantelouve un inconscient sacrilège, ressent à cette vue le dégoût mêlé de terreur et de joie mauvaise qu’inspire le sacrilège au croyant qui l’a « pertinemment accompli ». Mais il se révolte encore contre la discipline de l’Eglise et, au moment de renoncer aux débauches charnelles, sa perversité se débat. Alors commence une lutte morale, lutte terrible et de tous les instants dont « En Route » est le fidèle récit. Idées fixes, obsessions libertines et mystiques alternent, se mêlent et s’entrechoquent. A l’église, pendant qu’il se laisse émouvoir par la naïveté des cantiques, « d’infâmes souvenirs » viennent le relancer, souiller sa méditation et s’imposent à lui malgré son dégoût (31). Les hallucinations s’en mêlent et Huysmans écrit à Mme de C... que « à plusieurs reprises la Vierge lui est apparue en des endroits où la virginité n’a que faire et dans des postures que l’imagination d’un honnête homme se refuse à concevoir ». D’irrésistibles et soudaines impulsions le saisissent, onomatomanie impulsive, manie blasphématoire ; passant devant une chapelle de la Vierge, il lui semble qu’il aurait une volupté aiguë à la salir et l’insulter et, incapable de se maîtriser, il est obligé de s’enfuir. Puis il est assailli par les scrupules et les débats intérieurs : est-ce dix grains ou dix chapelets que son confesseur lui a donné à égrener en pénitence ? Et il ergote, « se bat contre son bon sens », s’exaspère, « sort de ce labeur harassé, moulu,... se sentant victime d’une aberration ». Il se reproche d’avoir pris la communion sans être en état de grâce ; même, avide de mortifications et de souffrances physiques, ne vient-il pas à se demander si les anesthésiques qui suppriment la douleur corporelle n’endettent pas, au regard de Dieu, ceux qui s’en servent.

Reparaissent aussi les discussions intérieures cent fois ressassées sur le mystère de la transsubstantiation, la faute originelle, des doutes sur la réalité de ses aspirations religieuses. Et c’est une véritable folie du doute, telle que la décrivit Fairet.

Durtal, miné par les arguties théologiques comme Des Esseintes l’était par la recherche des sensations, aboutit à un épuisement nerveux qui accentue son déséquilibre mental. C’est dans ces conditions que se font jour un certain nombre d’influences qui, insensiblement, l’induisent à la conversion. Son directeur, l’abbé Gèvresin, lui prescrit un « régime de temporisation, d’alertes de pensées toujours ramenées vers Dieu par des visites quotidiennes dans les églises, qui agit à la longue sur lui et lui malaxe peu à peu l’ame » (32). Puis vient l’absorption d’oeuvres mystiques jusqu’à « saturation », puis l’étude des ordres religieux, et l’on a l’impression que l’abbé Gèvresin traite son patient avec un art admirable, et qu’il matera ce sujet rebelle.

Celui-ci, du reste, est las, dégoûté du monde qui l’a choqué et fait « douloureux partout ». Il cherche sa place à « l’hôpital des âmes ». « Ce désir momentané de croire sourdait bien souvent d’une défaillance d’âme transie par la quarantaine » (Là-bas).

Il croit au spiritisme, à la magie, au diable ; il admet le surnaturel et « du moment que l’on patauge dans l’inconnu, on peut aussi bien admettre le Credo quia absurdum de Saint Augustin ». Sa crédulité, mise en branle par Boullan, admet tous les miracles relatés dans les livres de mystique et raconte avec complaisance la guérison miraculeuse des cochons du frère Siméon.., telle qu’on la lui a racontée à lui-même, et il écrit « N’en déplaise à ces caciques de la psychiatrie et à ces barbacoles entendus qui, ne pouvant rien expliquer, classent sous l’étiquette de lauto-suggestion ou de la démence les phénomènes de la vie divine qu’ils ignorent, la mystique est une science résolument exacte. J’ai pu vérifier un certain nombre de ses effets et je n’en demande pas davantage pour croire : cela me suffit (33) ». En fait, il redoute les atteintes du démon, prend pour des suggestions démoniaques ses doutes, ses hésitations et ses luttes intérieures, et il aspire à acquérir, contre elles, la protection de la foi.

Il veut (34) aussi croire parce qu’il lui faut une foi vraiment vive pour écrire la vie de Sainte Lydwine et que, s’il n’est pas persuadé de la sainteté de son héroïne, il fera une oeuvre sans flamme, sans accent, comme il est arrivé à Flaubert écrivant la Légende de Saint Julien l’Hospitalier. Il a découvert la formule d’un art nouveau qui « garde la véracité du document, la précision du détail, la langue étoffée et nerveuse du réalisme et qui se fasse en même temps puisatier d’àme : un naturalisme spiritualiste » (35). Mais il lui faut la foi pour atteindre à ce naturalisme mystique. Et, de même qu’il s’éperonnait pour atteindre à une sensation, il « s’ausculte » désespérément, cherchant à « glisser sans se retenir dans la ténèbre des immutables dogmes ».

Ainsi préparé il se persuade vite que c’est la volonté du ciel qu’il se convertisse. « Je suis protégé (36) » dit-il, et il conçoit que l’abbé Gévresin fût, là-haut, soigneusement choisi dans ce but. Puis les visions de la Vierge se font de plus en plus fréquentes et Huysmans interprète celles-ci comme la preuve du haut prix qu’attache la Vierge au rachat de son âme (37).

Enfin la séduction qu’exerce sur lui l’art religieux le conquiert définitivement. « Ses tentations contre la foi se dissipent » à suivre les offices de la semaine sainte à St-Sulpice. « La grâce se mêle aux éloquentes splendeurs des liturgies » Il émet ce postulatum. « Il est impossible que les allusions de la Foi qui ont créé la certitude musicale du Credo soient fausses » (38) et s’écrie « La vraie preuve du catholicisme c’est cet art qu’il a fondé » (39).

En somme la conversion de Huysmans apparaît comme l’aveu d’une âme réduite par les magnificences de l’art mystique et la capitulation d’un être qui vieillit et s’affaiblit. Il a été vivement impressionné par quelques séances de spiritisme et d’occultisme et, comme il professe que dans l’au delà tout se touche, les « larves spirites » l’ont amené à Dieu. Il a besoin de la foi pour se prémunir contre le diable, et il veut la foi qui lui fera écrire une oeuvre dont il a le projet.

Dompté, le terrible et rageur pamphlétaire demande humblement à ses amis, après « En route » qu’ils prient la Vierge pour que son emploi ne lui soit pas retiré. Le « fou furieux » de peinture se sépare de ses toiles, de ses estampes dont il ne garde que le Crucifiement de Grünewald, de ses livres, et il s’entoure d’images pieuses, d’oeuvres mystiques, de reliques. Mais sa combativité se fait jour par ailleurs. Ses livres d’après la conversion invectivent encore avec virulence « Le Monde des lettres ? ce n’est pas lui que je pourrais regretter : fréquenter ces trabans de l’écriture et rester propre est impossible. Il faut choisir : eux ou de braves gens » (40).

A Ligugé même, du fond de sa retraite, il écrit, dans une exécration verbeuse de journaliste « L’Autriche est rongée jusqu’aux moelles par la vermine juive ; l’Italie est devenue un repaire maçonnique, une sentine démoniaque ;... quant à la France, elle a été saboulée à coups de botte, roulée dans le purin des fosses par une racaille payée de mécréants » (41). Et, au moment de rentrer à Paris, de quel ton s’écrit-il « Je vais retrouver les boîtes à dominos d’une maison commune avec menace, en-dessus et en-dessous, de femmes s’hystérisant sur des pianos et de mioches roulant avec fracas des chaises l’après-midi et hurlant. sans qu’on se résolve à les étrangler, pendant la nuit » (42). Enfin il délimite très jalousement le mysticisme auquel il s’est converti et vilipende avec mépris le clergé séculier « le lait allongé, la lavasse des séminaires » qui n’agit plus que sur « les cervelles infantiles des bigotes et des mômiers ».

Ainsi, à travers l’épisode de la conversion signalé par des syndromes mentaux manifestes et probants, reparaît et s’avère le caractère esquissé au début de cette étude : violence impulsive, égoïsme, misanthropie, vanité.



CONCLUSION.


Cette étude, en s’appuyant alternativement tantôt sur l’homme et tantôt sur l’oeuvre, s’est efforcée de les expliquer l’un par l’autre, et surtout de suivre le jeu étrange d’une pensée qui demeura inintelligible à Sarcey et à Jules Lemaître. A cet effet sont intervenus les procédés de l’observation médicale, systématisant des éléments épars, démontant par l’analyse des ensembles touffus.

Le sujet a déjà trop prêté aux fantaisies des discussions passionnées pour qu’on se départisse, en terminant cette étude, de l’objectivisme un peu scientifique qui convient. Elle se conclura en quelques lignes :


1. L’oeuvre de Huysmans et, en particulier, « A Rebours », présente des traces morbides qui attirent l’attention d’un médecin. Un même personnage évolue sous des noms différents dans toute cette oeuvre.


2. Les amis de Huysmans témoignent et Huysmans lui-même avoue que « rarement l’homme et l’auteur se sont autant identifiés ».


3. Il est donc légitime de compléter et d’éclairer une étude sur Huysmans par l’étude de son oeuvre.


4. Des Esseintes, le héros de « A Rebours », est un « moment » du personnage sous les traits duquel Huysmans paraît s’être décrit. Huysmans le dit atteint d’hystérie. Il semble, suivant les conceptions modernes, s’agir plutôt de déséquilibre mental.


5. C’est un être intellectuellement et moralement anormal présentant dans son caractère ce que Pierre Janet a décrit sous le nom de stigmates psychasténiques : ennui, méfiance, vanité, égoïsme, misanthropie, incapacité de s’adapter au milieu familial ou social. Il est enclin à l’excentricité pour attirer l’attention, à l’artifice pour se procurer des sensations nouvelles, est « dégoûté de tout avant la fin », et a perdu « la fonction du réel ».


6. L’intellectualité présente des inégalités caractéristiques : merveilleuses aptitudes contrastant avec de grosses lacunes.

Le jugement est entier, impérieux, impulsif, sans toutefois être exempt de surprenantes variations.

La sensibilité est polarisée dans le sens de la vision, l’émotivité impulsive et souvent brutale, la volonté fréquemment défaillante.


7. A côté de ces manifestations continues du déséquilibre il en apparaît d’épisodiques et qui revêtent toutes les formes décrites dans cette affection :

a) Une sorte d’anesthésie du sens moral qui relève de la folie morale de Prichard.

b) Une folie du doute manifestée par d’interminables débats intérieurs sur de menus points de théologie.

c) Des scrupules religieux.

d) Un délire du toucher.

e) Des impulsions blasphématoires.

f) Des obsessions lubriques.

g) Des hallucinations visuelles et olfactives. Ces manifestations sont conscientes, irrésistibles et s’accompagnent d’angoisse.


Cette triple condition permet de rattacher sans hésiter cette observation au déséquilibre mental, à ce que Pierre Janet a appelé la psychasténie.



Notes

(1) Revue Hebdomadaire. Mai 1908.

(2) Portrait de J.-K. Huysmans, Gil Blas, 14 janvier 1893.

(3) Lucien Descaves. L’Événement du 25 avril 1891,

(4) Myriam Harry. En mémoire de J.-K. Huysmans. Revue de Paris 15 mai 1908.

(5) En Ménage, p. 30.

(6) Sac au dos. Soirées de Médan.

(7) Dernières pages de A Rcbours.

(8) Lettre-prélace du livre de Coquiot.

(9) En Rade, p. 123.

(10) Remy de Gourmont. Promenades littéraires.

(11) Certains. Étude sur P. de Chavannes.

(12) En Rade, p. 140.

(13). Voir La Médecine dans l’oeuvre de Huysmans. Mercure de France 6 janvier 1913.

(14) En Rade, p. 140.

(15) A Rebours. Notice.

(16) cf. Les stigmates psychasténiques in « Les Névroses » P. Janet.

(17) Paris-Journal. R. de Gourmont. 9 septembre 1910.

(18) Le vrai J . K. Huysmans. Coquiot, p. 37.

(19) p. 71.

(20) A Rebours, p. 108.

(21) A Rebours, p. 219.

(22) En Rade, p. 66-70.

(23) Grande Revue. Mai 1907.

(24) A Rebours, p. 30.

(25) A Rebours, p. 214.

(26) A Rebours, p. 209.

(27) En Route, p. 35.

(28) Art. de MYRIAM HARRY.

(29) Marthe, ch. III.

(30) Voir Gil Blas et Figaro de janvier 1893.

(31) En Route, p. 73.

(32) En Route, p. 105.

(33) Les Foules de Lourdes, p. 28.

(34) Là-Bas. ch. I.

(35) Là-Bas, ch . I.

(36) En Route, p. 225.

(37) Une étape de la conversion de Huysmans.

(38) En Route, p. 41.

(39) En Route, p. 10.

(40) La Cathédrale.

(41) Sainte Lydwine de Schiedam.

(42) L’Oblat, dernières pages.