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J. K. HUYSMANS A LIGUGÉ

Dom Marcel Pierrot

Paris: Société J.-K. Huysmans

1951



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Conference faite par Dom Marcel Pierrot, moine de Ligugé

16 janvier 1951


J. K. HUYSMANS A LIGUGÉ


Le 17 juin 1899, les habitants du village de Ligugé virent arriver les propriétaires d’une maison située à quelques minutes de la gare et du monastère, et dont on venait de terminer la construction. Cette maison était assez grande, bâtie en pierres blanches, et présentait la particularité de comporter, au rez-de-chaussée, devant le jardin, une petite galerie d’arcades romanes avec des chapiteaux sculptés.

Des trois propriétaires, les deux premiers, M. et Mme Léon Leclaire, étaient des commerçants parisiens retirés des affaires, qui venaient s’installer à Ligugé pour y finir leurs jours dans le voisinage du monastère. Le troisième était un homme d’une cinquantaine d’années, de taille moyenne, chauve, et portant une barbe poivre et sel soigneusement taillée en pointe. Il avait un regard inquisiteur, et ses yeux, par instants, semblaient s’allumer comme les prunelles d’un chat. Sur ses caisses, on pouvait lire le nom de "Huysmans", précédé des énigmatiques initiales J. K. Qui était-ce?

Comme on l’avait vu l’année précédente au monastère, les jeunes ouvriers qui travaillaient à l’imprimerie de l’abbaye interrogèrent le Père Bluté, qui dirigeait leur atelier; on questionna le Père Prieur, dom Chamard, le maître des novices, dom Besse, et l’on sut bientôt que ce M. Huysmans, bien que d’origine hollandaise, était en réalité un français, qu’il s’appelait Georges-Charles, ou plutôt Charles-Georges, — comme tout le monde -, mais qu’il avait trouvé bon de modifiier ses prénoms en ceux de Joris-Karl, en souvenir d’un oncle hollandais.

Lui aussi, il venait de prendre sa retraite, après avoir travaillé pendant trente ans au ministère de l’Intérieur, qu’il avait quitté l’année précédente, avec le grade de Chef de Bureau, et le ruban de la Légion d’Honneur.

Mais ce n’était pas tout. Cet homme qui arrivait avec tant de caisses de livres était lui-même un écrivain, et les gens bien informés laissaient entendre qu’il avait composé une bonne partie de son oeuvre sur le coin de son bureau, au ministère, entre l’examen de deux dossiers plus ou moins urgents...

Dès sa jeunesse, il avait éprouvé le besoin d’écrire. En 1874, il avait alors vingt-six ans,il terminait la rédaction d’une suite de tableaux de genre, petits poèmes en prose où l’on sent l’influence de Baudelaire, et qu’il intitula Le Drageoir à Epices. Il porta son livre à l’éditeur Hetzel, que connaissait sa famille. Le vieillard fut épouvanté par les audaces du jeune auteur, et par les libertés qu’il prenait avec la langue française; — ce n’était pourtant qu’un début. Il s’écria que Huysmans était un "révolutionnaire, qui voulait recommencer dans la littérature la commune de 1871", et il lui rendit son manuscrit. Huysmans fit imprimer l’ouvrage à ses frais, et on en vendit... quatre exemplaires!

Encouragé par ce succès relatif, il se remit au travail, et les années suivantes voient se succéder romans et critiques d’art. Car, il ne faut pas l’oublier, Huysmans, autant qu’ un romancier, est un critique, et les Salons officiels de 1879, 1880, 1881, les expositions des Indépendants de 1880 et 1881, lui donnent l’occasion de se perfectionner, de rendre son style plus précis et de donner libre cours à sa verve.

Elle est féroce, sa verve, et elle fustige sans indulgence "la médiocrité des gens élevés dans la métairie des Beaux-Arts", tandis que les préférences du critique vont aux Indépendants. Et il faut bien reconnaitre, à soixante-dix ans de distance, que Huysmans, dans l’ensemble, a vu juste, et que seuls comptent encore aujourd’hui les oeuvres et les noms qu’il a signalés à l’attention du public.

Et comme si ces articles agréssifs, ces expressions cocasses, ces descriptions truculentes, ne suffisaient pas à déconcerter les lecteurs, Huysmans achève de les scandaliser par ses romans.

Le premier de ceux-ci, Marthe, histoire d’une fille, parut à Bruxelles en 1876, 1’auteur ayant craint de s’attirer des ennuis s’il le publiait en France. On se montre aujourd’hui plus accommodant, et il faut avouer du reste que le livre de Huysmans n’est pas bien méchant. Seulement, au lieu de jeter un voile sur les misères de ses personnages, et de se contenter d’allusions discrètes, il montre les choses telles qu’elles sont, et les appelle par leur nom.

C’est ce que faisait alors, et non sans tapage, la jeune école naturaliste, dans le domaine du roman; et, de fait, voici Huysmans aux côtés de Zola: il publie dans le volume collectif des Soirées de Médan, ’Sac au dos,’ récit assez cru de sa contribution fort peu glorieuse à la guerre de 1870; il écrit un article élogieux et très intéressant sur l’Assommoir; il fait paraitre plusieurs romans naturalistes.

Le premier, Les Soeurs Vatard, est l’histoire de deux ouvrières brocheuses (la famille de Huysmans était propriétaire d’un atelier de brochage); viennent ensuite En Ménage, dont le titre indique assez le thème; — A Vau l’eau, que l’on pourrait intituler "les tribulations d’un malheureux célibataire en quête d’un restaurant," — A Rebours, où l’on trouve la description des fantaisies coûteuses et extravagantes du neurasthénique Jean des Esseintes, — En rade, récit des malheurs et des mésaventures de deux Parisiens à la campagne.

Puis il évolue. Avec A Rebours, il est parvenu à la limite, au "mur du fond", comme iI dira plus tard. Seulement, il ne s’en doute pas encore. Il a vaguement l’impression d’être dans une impasse, et il commence à porter ses regards ailleurs et à se laisser attirer par l’art religieux, en particulier par les vieilles églises de Paris, Notre-Dame, Saint-Séverin, Saint-Germain I’Auxerrois, ou Saint-Merry.

Il y fait de fréquents pèlerinages, il s’attarde longuement à contempler les statues et les vitraux, ou simplement à méditer au fond de quelque chapelle solitaire.

Plus perspicace que lui, Barbey d’Aurevilly, dans une étude sur A Rebours, écrivait: "Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix."

Huysmans choisira les pieds de la croix, mais seulement huit ans plus tard, en 1892, et le chemin qui le conduira du naturalisme au surnaturel sera loin d’être le plus court: avant de retourner à Dieu, il rendra visite à Satan, ou, si vous préférez, avant d’arriver à Ligugé, il passera par Lyon.

Il n’y alla pas tout de suite. Il commença, par l’intermédiaire de Rémy de Gourmont, par entrer en relations avec des spirites; il participa à des séances d’occultisme, fit tourner des tables, s’aboucha avec des prétres dévoyés, et, finalement, entra en correspondance avec le trop fameux abbé Boullan, de qui il pensait obtenir des docoments sensationnels pour le livre qu’il préparait sur le satanisme, Là-Bas.

Boullan habitait alors à Lyon. Ce prêtre, qui avait fait de brillantes études à Rome, où on l’avait reçu docteur en théologie, avait fondé en 1870 une revue intitulée Les Annales de la sainteté au XIXé siècle. Boullan, qui s’occupait d’occultisme, de maladies étranges, d’exorcismes, de possessions démoniaques et de guérisons soi-disant miraculeuses, attira sur lui l’attention du Cardinal Guibert, Archevêque de Paris, qui le frappa d’interdit.

Sur ces entrefaites, le satanique Vintras — le prophète hérétique dont il est question dans La Colline Inspirée de Barrès — vint à mourir. Boullan, libre du fait de sa rupture avec l’Église, aspira à sa succession. Cela ne se fit pas tout seul; je vous fais grâce des maléfices, des malédictions, des envoûtements et des conjurations de toutes sortes auxquels se livrèrent, les uns contre les autres, les adeptes de Boullan et les Vintrasiens... Toujours est-il qu’au cours de l’été de 1891, Huysmans fit à Lyon, chez Boullan, un séjour de trois semaines.

Dans Là-Bas, il a laissé sur la ville une impression d’ensemble qui ne manque pas de pittoresque: "Elle est célèbre par ses charcuteries, ses marrons et ses soies. Elle l’est aussi par ses églises, témoin N.D. de Fourvières, qui ressemble, de loin, à une commode du XVIIIe siècle, les pieds en l’air. On y prie Notre-Dame d’ouvrir de nouveaux débouchés aux saucissons et aux soies; on la consulte sur les moyens de vendre les denrées défraîchies et d’écouler les pannes."

Huysmans habite donc rue La Martinière; il assiste au sacrifice de gloire de Melchisédech; il se fait tirer la bonne aventure par une voyante; il va consulter un astrologue qui lui établit son horoscope à l’aide de fèves et de pois chiches. Il s’ennuie. ll souffre de la chaleur. Il est terriblement déçu, et il se demande s’il n’est pas tombé au milieu d’une bande de fous.

Plus tard, quand on lui parlait de ses expériences sataniques, il se montrait fort réticent, si bien qu’il est assez difficile de savoir s’il est demeuré simple spectateur, ou s’il a participé activement et dans quelle mesure à des évocations démoniaques.

Deux choses sont certaines: Huysmans a affirmé à plusieurs reprises que ce qu’il a décrit dans Là-Bas n’était "que fades dragées et plates béatilles," en comparaison des horreurs dont il avait été le témoin; — et, d’autre part, cette expédition dans le domaine de Satan lui a fait pressentir le surnaturel.

Désormais, il a la certitude qu’il y a un monde invisible avec lequel les hommes peuvent entrer en communication et que, du côté du démon, ces communications sont singulièrement décevantes. Peu à peu, une conviction s’imposera à lui; il n’y a qu’une mystique, et elle est divine.

Dés son séjour à Lyon, il en eut le préssentiment, et c’est de Lyon qu’il fit ce pèlerinage à La Salette dont il a donné plus tard, au début de la Cathédrale, une relation très remarquable. Ce pèlerinage, en lui révélant l’autre côté du monde invisible, le côté divin, l’impressionna vivement, et contribua à accélérer sa conversion.

Il était allé à La Salette en compagnie de Boullan et de la gouvernante de celui-ci, Julie Thybaud. Mme Thybaud était une femme à moitié toquée, disent certains historiens, — aux trois quarts, assurent les autres. C’était, en tout cas, une personne peu banale. Elle avait parcouru, à pied, la moitié de l’Europe, pèlerinant d’un sanctuaire à l’autre; elle se disait favorisée de révélations célèstes, prétendait converser familièrement avec les anges et les saints, et, chaque jour, dans sa chambre, devant "sa petite autel", comme elle disait, elle célébrait très secrètement une espèce de messe avec du vin rouge, sans autre assistant que le chat.

Quand Boullan mourut, en janvier I893, Huysmans recueillit Mme Thybaud, qui devint sa gouvernante. Elle est "Mme Bavoil", de la Cathédrale et de l’Oblat. Il lui a laissé son originalité, mais il lui a rendu la raison. Ajoutons que c’est indûment que Mme Bavoil figure dans l’Oblat, car elle ne vint jamais à Ligugé.

En effet, au moment où il s’apprêtait à quitter Paris, Huysmans se vit en butte aux assiduités d’une soi-disant comtesse espagnole, que dans sa correspondance il appelle "La Sol". Elle revenait toujours à la charge; elle faisait le siège de son appartement; elle le bombardait de télégrammes quand il était absent... Huysmans était exaspéré. Un jour, il s’aperçut que "La Sol" avait une alliée dans la place, en la personne de Julie Thybaud. Furieux, il mit cette dernière à la porte. Quelques temps après, il eut regret de sa violence, et il lui assura une honnête pension qu’il lui fit servir jusqu’à sa mort.

Vous savez comment Huysmans se convertit à la Trappe d’Igny, près de Fismes, en juillet 1892. Il était à peine rentré à Paris, qu’il songeait à la vie monastique. Au reste, cette pensée du cloître lui était venue longtemps avant sa conversion: on la trouve déjà dans A Rebours où le solitaire des Esseintes s’installe dans une cellule, — très confortable il est vrai.

Mais comment réaliser son projet? La Trappe est trop austère: il a prés de cinquante ans, et sa santé est assez délicate; la Trappe est également trop peu intellectuelle, et il ne résisterait pas à un pareil régime. Les Bénédictins, eux, ont une observance plus douce; ils font une large place au travail intellectuel; ils aiment la liturgie, le chant, I’art sacré. Huysmans serait à l’aise chez eux; seulement, il perdrait sa liberté; il ne pourrait plus organiser son travail à sa guise, fumer ses innombrables cigarettes, ni, surtout, publier ses ouvrages — car il compte bien continuer à écrire — sans une préalable et rigoureuse censure. Que faire alors?

Peu à peu, à la suite dé diverses circontances, une solution moyenne s’esquisse: Huysmans ne sera pas moine, mais il s’installera dans le voisinage d’un monastère, et il vivra chez lui en tant qu’Oblat.

Dans le livre qui porte ce titre, vous trouverez une longue dissertation historique sur l’Oblature et son évolution. Il suffit de savoir que l’oblature est une chose fort souple, aux modalités très diverses dans ses applications. Les oblats sont des laïcs, qui, tout en menant leur vie familiale et professionnelle, s’efforcent de participer, dans une mesure très variable du reste, à la vie spirituelle du monastère auquel ils s’agrègent: cela se réduit, évidemment à peu de chose pour ceux qui habitent au loin, et peut comporter, pour ceux qui demeurent à proximité d’un monastère, l’asssistance plus habituelle à certains offices.

Ce point résolu, restait à découvrir le monastère idéal. Les uns, tel Saint-Wandrille, que l’on venait de restaurer en Normandie, étaient trop petits, et les moines en trop petit nombre pour pouvoir assurer un chant convenable et une liturgie solennelle. Solesmes, au contraire, était trop grand, et si les offices y étaient incomparables, les moines étaient trop nombreux au goût de notre candidat Oblat; l’immense monastère lui fait l’effet d’une caserne, et ses habitants, — près d’une centaine — d’une "pieuse garnison"; et puis, le village est minuscule, et Le Mans se trouve à cinquante kilométres.

Restait Ligugé. Le monastère n’était pas trop grand; les moines n’étaient pas trop nombreux, une cinquantaine, juste ce qu’il fallait. Le village offrait quelques ressources, et Poitiers n’était qu’à sept kilomètres, avec ses églises romanes, ses vieux quartiers, ses excellentes bibliothèques — et ses cafés... car Huysmans, célibataire endurci avait été, pendant trente ans, un pilier de café. Et comme aller au café n’est pas un péché — même pour un Oblat — il comptait bien en profiter, à l’occasion de quelque course en vilIe, en attendant l ’heure du train du retour. Et il en profita largement.

Et voilà comment Joris-Karl Huysmans vint à Ligugé, en l’an de grâce I899.

Que venait-il chercher à Ligugé ? D’abord la paix. Il avait eu des ennuis. La publication de Là-Bas avait soulevé des protestations; puis, celle d’En route, en 1895, avait fait un certain scandale. De nombreux catholiques avaient mis sa conversion en doute, et ils ne s’étaient pas contentés de le dire, ils l’avaient écrit. Beaucoup étaient très mécontents de la désinvolture avec laquelle le romancier converti de fraîche date traitait les choses et les gens d’église. Ils n’étaient pas habitués, certes, à voir employer le vocabulaire naturaliste dans la description des choses saintes, et ils n’étaient pas moins choqués de voir Huysmans déchaîné contre la "bondieusarderie" comme il disait, des magasins d’objets religieux du quartier Saint-Sulpice, que de le voir traiter le respectable Mgr d’Hulst, alors prédicateur de Notre-Dame, de "belliqueuse mazette."

La Cathédrale, trois ans plus tard, n’avait pas fait moins de bruit. Loin de se calmer, l’auteur avait repris ses attaques contre l’indifférence et la sottise du clergé en matière d’art, et lui avait reproché, en outre, son ignorance et son mépris de la mystique. Des catholiques, plus zélés qu’intelligents, l’avaient dénoncé à Rome, et il avait fallu l’intervention personnelle de Léon XIII pour épargner au récent converti sa mise à l’Index.

Ajoutez que sa conversion et les livres qui avaient suivi, n’avaient pas été vus d’un très bon oeil au Ministère de l’Intérieur, et que ses trente ans de service avaient été une excellente occasion pour lui accorder sa retraite.

Huysmans veut s’évader. Il veut s’évader de ce monde mëchant et corrompu, où régnent la laideur, la bêtise et le mal. Il veut revenir à une autre époque à un âge de foi, où les hommes croyaient à la charité et à la beauté; et il vient demander à Ligugé, en méme temps qu’une atmosphère de silence et de tranquillité, loin des gens de lettres et des potins parisiens, de ressusciter pour lui le Moyen-Age.

On l’a dit souvent, et ceux qui l’ont le mieux connu l’ont aflirmé, Huysmans est un homme du Moyen-Age. Il en a la foi simple, les tranquilles audaces, la confiance filiale en la Sainte Vierge, le réalisme qui ne recuIe devant aucune crudité, la truculence, et aussi, ne l’oublions pas, l’amour des symboles et des signes. Le Moyen-Age dont il rêve, ce n’est plus celui de Chateaubriand et des premiers romantiques, celui du Génie du Christianisme et de René, un Moyen-Age de ruines contemplées au clair de lune, de princesses captives, de chevaliers errants, et de moines désabusés qui errent mélancoliquement dans les cloîtres solitaires. — Ce n’est pas encore le Moyen-Age tel que nous le connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire un ensemble complexe de diverses époques, qui s’étend sur des centaines d’années, et que traversent de multiples courants économiques, sociaux, politiques, intellectuels et religieux, ensemble aux aspects variés suivant les siècles et les pays et qui nous montre un monde aussi tourmenté que le nôtre.

Non, le Moyen-Age de Huysmans, c’est, à peu près, le Moyen Age évoqué par dom Guéranger et par Victor Hugo, prôné par Louis Veuillot et par Montalembert... et restauré... par Viollet-le-Duc: une époque où il y a beaucoup de bien, et beaucoup de mal; où les barons féodaux, tel ce Gilles de Rais, le Barbe-Bleue dont l’histoire est racontée dans Là-Bas, commettent de grands crimes, et se repentent ensuite magnifiquement: ils tuent leur femme, et aprés, pour expier leur faute, ils fondent pieusement un monastère. C’est l’époque des corporations, qui apportent, pense-t-il candidement, la solution de la question sociale; c’est l’époque de la chevalerie et des croisades; surtout, c’est l’époque des cathédrales, Paris, Reims, Amiens, Chartres. Voilà le Moyen-Age de Huysmans. Voilà le Moyen-Age qu’il a aimé, qu’il a évoqué, qu’il a chanté et qu’il a célébré sous les voûtes de l’incomparable cathédrale de Chartres, la Cathédrale!

Pour lui, les moines sont des hommes du Moyen-Age, les contemporains des grandes basiliques romanes: Saint-Rémy de Reims, Saint-Germain-des-Prés, Vézelay, Saint-Benoit-sur-Loire; il s’en ira vivre auprès d’eux. Et en même temps que le Moyen Age, les moines lui apporteront l’art; car notre époque est une époque de laideur, elle a perdu le sens de la Beauté.

Huysmans est épris de beauté: qu’il s’agisse d’architecture, de chant, de vêtements sacrés, il veut que les choses de Dieu soient belles, car Dieu est la souveraine Beauté; il souhaite que l’office divin soit célébré dignement, et que la liturgie paraisse avec tout son déploiement, dans toute sa splendeur. Et il trouvera tout cela chez les moines.

Il cherche enfin la vie mystique. Il y revient à plusieurs reprises, dans En Route et dans l’Oblat, car ce sujet lui tient à coeur. Les catholiques de notre temps, — nous dit-il, — aussi bien le clergé que les fidèles, ont perdu le sens d’une vie religieuse profonde, de l’expérience personnelle de Dieu. Ils se contentent de dévotionnettes, de neuvaines, de cantiques, de "pieuses fariboles", de manifestations extérieures tout justes bonnes à nourrir l’imagination et la sensibilité, et ils oublient que l’essentiel est de chercher Dieu, de le connaître, de l’aimer, de l’écouter, et de s’entretenir avec lui dans un colloque intime, comme un ami parle à son ami.

Il revient sans cesse sur ces thèmes. Ils nous sont aujourd’hui familiers, mais ils étaient nouveaux, il y a cinquante ans. Ne l’oublions pas, Huysmans a été un des premiers laïcs, avant Psychari, avant Péguy, avant Claudel, à exercer une influence sur la vie religieuse en France. Et cette influence a été considérable. Il a attiré l’attention sur l’importance de l’art religieux, il a joué un rôle d’informateur très actif dans la diffusion du mouvement liturgique et la remise en honneur du chant grégorien, il a montré aux jeunes la séduction des monastères et de la vie monastique.

Il a été un de ceux qui ont contribué à refaire des monastères, de véritables foyers, des centres de rayonnement spirituel en climat culturel, intellectuel et artistique. Et, en attirant à eux les élites, il les a aidés à relever leur recrutement, et à prendre une conscience plus profonde de leur vocation, de sa beauté, et de sa grandeur. Les moines bénédictins doivent beaucoup à Huysmans; il serait ingrat et injuste de l’oublier; et plus d’un d’entre nous pourrait témoigner de la part plus ou moins importante, mais très réelle cependant, que la lecture des livres de Huysmans a eu dans l’orientation de sa vie religieuse.

Seulement, notre converti n’est-il pas tenté de prendre un peu vite son idéal pour une réalité? — Passer ses jours dans la tranquillité, le travail et la liberté à la porte d’un monastère, rythmer sa journée au son des cloches, se reposer de l’étude par la prière, entendre un chant harmonieux, contempler d’impeccables cérémonies, vivre dans une atmosphère de culture, de prière et d’art, c’est sans doute un magnifique programme d’humanisme chrétien... Mais dans quelle mesure était-il réalisable pour Huysmans lui-même, — et, à certains égards, n’était-ce pas un beau rêve, mais un rêve tout de même?

N’était-ce pas qu’un rêve? Huysmans n’était pas arrivé à Ligugé, que déjà les difficultés commençaient.

Pour arrondir leur propriété, Huysmans et ses amis Leclaire firent le projet d’acheter une maison et un jardinet touchant à leur terrain et y formant enclave. La maison appartenait à une vieille paysanne têtue et bornée, la mère Giboin, dont la tête était habituellement coiffée d’un monumental bonnet de dentelles. Huysmans acheta une autre maison dans le village, et s’en fut tout bonnement proposer à la mère Giboin de troquer sa maison contre celle qu’il venait d’acquérir. La bonne femme refusa. Huysmans n’était pas particulièrement diplomate; il insista avec maladresse. Nouveau refus. Ils se fâchèrent. Ils se brouillèrent... Huysmans en fut pour ses frais, — litteralement car il dut revendre à perte la maison qu’il avait achetée. Et pendant les deux ans qu’il passa à Ligugé, il put savourer le plaisir amer, chaque fois qu’il entrait à la maison Notre-Dame, c’était le nom de sa demeure, ou qu’il en sortait, d’apercevoir la coiffe de sa vieille ennemie, qu’il avait aimablement surnommée "La chouanne."

Puis, ce fut l’installation. Huysmans, habitué aux ouvriers parisiens, eut quelque mal à s’adapter au rythme plus lent de la main-d’oeuvre poitevine. Il écrivit à une de ses correspondantes: "Etant donné l’inconcevable indolence de la race poitevine, il faut des mois ici pour s’installer."

C’était la première expérience; elle fut suivie de beaucoup d’autres qui amenèrent Huysmans à porter sur les inoffensifs habitants du Poitou des jugements parfaitement dépourvus de bienveillance.

En voulez-vous un exemple, que vous pourrez retrouver dans l’Oblat? — Je n’ai pas besoin de vous rappeler que l’Oblat se passe à Ligugé, bien que, Poitiers soit devenu Dijon et Ligugé "Le Val des Saints". Quant à Durtal, il ressemble à Huysmans comme un frère.

Un jour, donc, Durtal-Huysmans demande à un père d’où vient un novice arrivé depuis quelque temps, et il s’entend répondre: "Il est poitevin, ce qui n’est pas précisément une recommandation, car s’il a les vices de son pays d’origine, il sera singulièrement musard et sournois."

Huysmans n’aime pas les Poitevins, et il ne leur cache pas son peu de sympathie. Il s’en prend même à cette malheureuse rivière du Clain, qui n’y peut rien: "La rivière du Clain symbolise, par les méandres et la lenteur de son cours, l’extraordinaire sournoisere et l’incomparable fainéantise de cette race mesquine qu’est la race des Poitevins."

Et le temps n’adoucit pas la sévérité de ses appréciations. Il n’avait pas désarmé quand il écrivait, plus tard, dans Les Foules de Lourdes, à propos d’un pèlerinage poitevin: "C’est une race subalterne, à la dégaine lourde et musarde".

Voilà qui est clair. Mais ce n’est pas tout. Quelques personnalités poitevines, les notables de Ligugé et des environs, avaient appris avec plaisir la venue de Huysmans en Poitou. Il lui firent quelques avances; elles furent repoussées courtoisement, mais très nettement, et Huysmans écrivit à un de ses amis, quelques jours après son arrivée: "Ce dont les braves gens ne semblent pas se douter, c’est que si je voulais voir du monde, je resterais à Paris, où tout de même les gens sont moins bêtes. — J’entends avoir la paix, et à n’importe quel prix, je l’aurai."

Il eut la paix; mais il la paya cher, car il laissa le souvenir d’un être parfaitement désagréable, et je puis vous assurer qu’après un demi-siècle, ce souvenir persiste, tenace et vivant, dans certaines mémoires.

Il faut ajouter que Huysmans aggravà son cas quand il publia l’Oblat en 1903; écoutez ceci:

"Nul n’est à fréquenter dans ce trou. Les paysans sont cupides et retors, eet quant aux gourdes armoriées, aux noblaillons qui croupissent dans les chateaux des alentours, ils sont certainement, au point de vue intellectuel, encore inférieure aux rustres. On se salue lorsqu’on se rencontre, et c’est tout."

Un peu plus loin, un respectable voisin du monsatère, parfaitement reconnaissable pour les contemporains, pouvait lire à son adresse: "Sa femme était d’une distinction problématique, et sa fille d’une laideur certain." Mettez-vous à sa place, et vous comprendrez sans peine qu’il n’ait pas été enchanté d’entrer par cette porte... dans l’histoire littéraire. Il n’est pas étonnant que la publication de l’Oblat ait provoqué quelques protestations.

Le jeune curé de Ligugé a le tort, impardonnable aux yeux de Huysmans, d’avoir été envoyé par le Gouvernement pour remplacer le Père qui était jusque là chargé de la paroisse. Dès lors, ses peccadilles sont jugées des cas pendables, — non seulement jugées, mais aggravées, condamnées sans appel, — ce qui n’empêchera pas d’ailleurs cet excellent prêtre d’entretenir plus tard les relations les plus cordiales avec le monastère.

Mais, ne l’oublions pas, Huysmans est un pessimiste, un célibataire endurci, et malheureux. C’est un misanthrope, qui déteste également les hommes, les femmes, et les enfants, et même les animaux, — à l’exception des chats. Il l’a répété pendant toute sa vie, dans ses conversations, ses livres et sa correspondance: les hommes sont des canailles, ou des imbéciles, ou des raseurs. Ne soyons donc pas trop étonnés que dans la population de Ligugé il n’ait épargné que deux personnes, qu’il appelle, dans l’Oblat, M. Lampre et Mlle de Garambois.

M. Lampre était un brave employé de chemin de fer en retraite. Huysmans l’a embourgeoisé: il en a fait le bienfaiteur des moines, le propriétaire légal du monastère, il l’a enrichi d’une bonne bibliothèque et d’une non moins bonne cave, et il lui a donné pour nièce Mademoiselle de Garambois.

Celle-ci a eu la chance — unique — de ne pas déplaire à Huysmans, et il a tracé d’elle un portrait piquant, charmant, et sans retouche. Elle s’appelait Mme Godefroy. Lucien Descaves, qui la rencontra plusieurs fois à Ligugé, nous dit: "C’était une aimable femme entre deux ages, élégante, saine et gourmande, qui aimait les petits plats, y mettait la main, et faisait ainsi alterner sans façon l’office et les offices, les recettes culinaires et les soins aux paysans pauvres et malades qui l’appelaient auprès d’eux; bref, une soeur de charité moitié laique, moitié religieuse, anoblie par un pseudonyme: Melle de Garambois, (dans l’Oblat..)."

Ecoutons maintenant Huysmans:

"Mlle de Garambois est bien la plus charitable des créatures et la plus indulgente des vieilles filles. Elle recéle dans un corps de grosse dame un peu mûre, une âme toute jeune, une âme toute blanche, de petit enfant; on rit un tantinet d’elle, dans le village et dans l’abbaye, à cause de sa manie de porter sur sa toilette les couleurs liturgiques du jour; elle est un ordo vivant, un calendrier qui marche; elle est le fanion du régiment. On sait qu’on va célébrer la fête d’un martyr lorsqu’elle pavoise son chapeau de rouge, ou celle d’un confesseur lorsqu’elle arbore les rubans blancs; malheureusement le nombre des teintes ecclésiales est assez restreint, et elle le déplore assez pour qu’on la raille. Mais tout le monde est d’accord pour admirer sa candide belle humeur et son infatigable bonté."

"Il suffisait qu’elle fût joyeuse pour que les pattes d’oie et les rides disparussent. De merveilleuses dents éclairaient sa petite bouche et une fossette dansait, ingénue, et pourtant avec un petit air de se ficher du monde, dans le menton."

J’ajoute, en quittant cette aimable personne, qu’ il est parfois question d’elle dans la correspondance de Huysmans: s’il écrit à un intime, il ne l’appelle plus Mademoiselle de Garambois, ni Mme Godefroy, mais, beaucoup plus familièrement, "Poulotte", "la bonne Poulotte".

Et maintenant, suivons Huysmans au monastère.

Il prend sa vie d’oblat très au sérieux, et il assiste chaque jour, avec une régularité exemplaire, à la messe conventuelle, à neuf heures, et aux vêpres à quatre heures. Très fréquemment, il se lève de bon matin, arrive à l’église paroissiale vers six heures, pendant l’office de Laudes, et il assiste ensuite à une messe basse.

Il est aussi discret vis-à-vis de la communauté qu’assidu aux offices. Une fois par semaine, il rend visite à son confesseur et ami, dom Besse, le maitre des novices, dont il a tracé un portrait un peu idéalisé dans l’Oblat, sous le nom de dom Felletin.

De temps en temps, les jours de fête, ou quand un ami vient le voir — Lucien Descaves, Jules Bois, Forain, Georges Rouault, il est invité au réfectoire, et pendant la récréation qui suit le repas, il s’entretient avec le Père Abbé, le Père Hôtelier, ou ceux des religieux qu’il connait plus particulièrement.

Dans ces circonstances, Huysmans reste assez silencieux; il n’aime guére à se révéler en société. Il ressemblait, m’a dit quelqu’un qui l’a bien connu, à un vieux chat méfiant et narquois; il posait de temps à autre, sans avoir l’air de rien, quelque question insidieuse, laissait parler les gens, et paraissait enchanté quand il avait réussi à leur faire dire quelque sottise. Et, tandis que ses interlocuteurs se livraient ainsi, il les observait, et les croquait, sans qu’ils s’en doutassent, et quand, en 1903, parut l’Oblat, un certain nombre de moines de Ligugé crurent reconnaître dans le livre leur portrait, — et quelques uns, leur caricature.

A vrai dire, ce n’est pas bien méchant. Huysmans prend un trait à l’un, un trait à l’autre, et compose avec ces éléments un portrait qui ne ressemble exactement à personne.

Peut-être y eut-il quelque déception chez Huysmans quand il se trouva vivre ainsi auprès de la communauté de Ligugé. Ici aussi, n’avait-il pas fait un beau rêve?

Parce que des religieux sont sérieux et fervents, qu’ils vous ravissent par leur chant impeccablement exécuté, ou charment vos regards par leurs évolutions harmonieuses au cours d’une cérémonie solennelle, dans les parfums et les fumées de l’encens, ils ne sont pas pour cela des saints. Et il ne suffit pas non plus d’être l’héritier des grands historiens et des infatigables érudits qui ont rendu le nom de bénédictin synonyme de celui de "savant", pour devenir par le fait même, un nouveau champion de la science bénédictine!

Il y a tout dans un monastère, et c’est nécessaire: une abbaye bénédictine n’est pas une société savante, ni un conservatoire de musique, et une communauté monastique ressemble sur bien des points à une famille nombreuse, aux prises avec tous les problèmes trés vulgaires de l’existence quotidienne.

Dans cette famille, chacun a ses dons, ses aptitudes intellectuelles ou pratiques, ses qualités personnelles, et, bien entendu, ses défauts aussi. Et ces déficiences prennent peut être souvent plus de relief qu’elles n’en auraient ailleurs, parce que la vie qu’on a vouée est plus parfaite: une petite tache est plus sensible sur un chef-d’oeuvre de la peinture que sur une croûte quelconque... les communautés sont commme les tableaux: il ne faut pas les regarder de trop près.

Malgré d’inévitables déceptions, Huysmans aimait les moines, et toute la fin de l’Oblat en apporte l’émouvant témoignage. Sans doute, l’Oblat a été publié en 1903, et on pourrait penser que le recul du temps a contribué à embellir les choses. Il n’en est rien, et nous en trouvons la meilleure preuve dans les notes du journal intime qu’il a rédigé au cours de l’été de 1901, au moment même où il s’apprêtait à quitter Ligugé. Voici ce qu’il écrivait le 6 octobre 1901:

"Ma vie s’est écroulée avec ce départ des moines. Je ne vois plus maintenant lèurs défauts, les hommes, mais un ensemble familial et pieux. Oui, de ces moines et de leurs offices, il rayonnait un apaisement..."

"Je ne regrette rien. Ces deux ans et demi si durement achetés ont été bons, même pour l’âme. J’y ai perdu des illusions sur les moines, sur les cloîtres... Depuis leur départ, un équilibre s’est fait, où la vertu l’emporte de beaucoup. J’ai appris la liturgie, rassemblé des notes sur l’Oblat, vu des types comme Poulotte, appris à vivre en commun; ce fut, en somme, malgré tout une oasis." (Journal inédit.)

Il a connu de bons jours à Ligugé, une vie simple et studieuse, dans le silence de son cabinet de travail, que venaient parfois troubler les sons, d’un agrément discutable, du piano mécanique que Mme Leclaire faisait fonctionner au rez-de-chaussée.

De rares événements viennent interrompre cette régularité. De temps à autre, il accueille pour quelques jours un ami de passage; en 1900, pour la fête de Noël, il a la joie de recevoir Forain, qui vient de se convertir, et qui communie auprès de lui à la messe de minuit. Le 21 mars 1901, il fait sa profession d’oblat.

Il travaille. Il écrit la vie de sainte Lydwine, qui parait en février 1901; il commence à rassembler les matériaux pour l’Oblat, et, chose inattendue, il fait du jardinage!

Huysmans n’aimait pas la nature: il prétendait qu’à là campagne, "il n’y a que des arbres", que les "oiseaux sont des raseurs", et le soleil "un voyou d’astre". Il lui préférait les brumes du Nord. Or, en préparant la Cathédrale, il découvrit la symbolique des plantes, et il s’intéressa tant à cette question qu’il jugea bon d’en entretenir son lecteur pendant plus de vingt pages.

Il eut l’idée, une fois installé à Ligugé, de planter un jardin liturgique. Cela commença très bien; mais notre jardinier amateur dut bientôt reconnaitre que sa vocation était ailleurs. "On a des surprises, écrit-il. Des arbustes bizarres, achetés l’an dernier, et qui s’étaient comportés jusqu’alors comme des arbres honnêtes, ont révélé leur véritable caractère, cette année, en poussant des fleurs qui sentent le vieux fond de tonneau; il y en a un autre qui sent la pharmacie d’hospice et qui vous envoie, par instant des bouffées de vieux melon gaté."

Un fait reste cependant. Huysmans, qui détestait la nature, et qui avait écrit jadis qu’elle n’est intéressante "que débile et navrée", la découvrit à Ligugé. Certaines pages de descriptions de l’Oblat, certains passages de sa correspondance en font foi, et le peintre des bords désolés de la Bièvre célèbre avec enthousiasme la vallée du Clain ou les claires soirées de printemps en Poitou.

Huysmans était, sinon parfaitement heureux, du moins apaisé. Il écrit, parlant de son arrivée à l’église paroissiale pour l’office de vêpres, à la fin d’une journée de travail:

"Que de fois, harassé par les travaux de la journée, la tête bourrelée de phrases, je me suis senti allégé, défatigué, dès que l’orgue soutenait doucement le Deus in adjutorium qu’entonnait l’hebdomadier. Ce sont vraiment des allégresses comme le monde n’en donne pas."

Mais cette tranquillité ne devait pas durer, et deux ans s’étaient à peine écoulés depuis son arrivée à Ligugé que tout était, encore une fois à recommencer.

A la fin d’octobre I901, tandis que les moines, frappés par la Loi sur les Associations, cherchaient un refuge en Belgique, Huysmans mélancoliquement, regagnait Paris.

C’était fini, et il lui semblait que de ce séjour auprès du monastère, il ne resterait qu’un souvenir. Il se trompait, car à voir les choses d’un peu plus loin, ces deux années passées à Ligugé marquent une étape importante dans son existence.

Il lui reste encore six ans à vivre. Le 12 mai 1907, il s’éteindra, vaincu par le cancer à la bouche qui, dès son retour à Paris, le mine lentement. Les dernières années de sa vie vont se passer dans des souffrances qu’il supportera, tous les témoins l’affirment, avec une admirable patience.

Or, c’est à Ligugé que Huysmans a appris la valeur de la souffrance; c’est là qu’il a composé un de ses plus beaux livres, Sainte Lydwine de Schiedam, cette mystique hollandaise de la fin du quatorzièmee siècle — elle naquit en 1380 et elle mourut en 1443 — dont toute la vie s’est consumée sur un lit de douleur.

Si l’écrivain naturaliste décrit, avec une crudité qui ne va pas sans quelque complaisance, les maladies, les infirmités et les souffrances de la Sainte, s’il entre dans certains détails passablement répugnants, le chrétien expose avec lucidité et sérénité, la doctrine traditionnelle de la souffrance. Il montre que, de même que le Christ innocent a souffert et est mort pour racheter l’humanité coupable, de méme, au cours des siècles, certains saints semblent avoir reçu la vocation d’expier, par leurs souffrances, les fautes et les crimes de leur temps.

En se penchant sur la vie de la Sainte, Huysmans à compris, mieux qu’il ne l’avait fait jusque là, que la souffrance a un sens pour le chrétien, qu’elle le purifie, et qu’elle le rapproche de Dieu. S’il l’a acceptée avec tant de patience, c’est qu’il a vu en elle, en même temps qu’un moyen de racheter ses fautes personnelles, et d’expier le mal qu’il avait pu faire par son exemple et par ses livres, un témoignage qui ne trompe pas. Vous connaissez sa réponse à un ami qui admirait sa résignation: "Maintenant, j’espère qu’on n’osera plus dire que ma conversion n’a été que de la littérature!"

Si Huysmans a compris à Ligugé, mieux qu’il ne l’avait fait auparavant, la valeur de la souffrance, il y a aussi découvert le sens et la portée de la liturgie, et c’est pour nous faire bénéficier de sa découverte qu’il a écrit l’Oblat.

Sans doute, dès avant sa conversion, il s’était pris d’enthousiasme pour la prière publique de l’Eglise; mais il l’avait approchée de façon épisodique, de temps à autre, à la Trappe d’Igny, chez les Bénédictines de la rue Monsieur, à Solesmes, ou dans les églises de Paris, Saint-Sulpice ou Saint-Séverin, qu’il aimait à fréquenter. Ligugé lui a rendu la liturgie familière. Pendant deux ans, il s’en est nourri régulièrement, matin et soir, et, rentré à Paris, l’Oblat récite fidèlement ses Heures, jusqu’au dernier jour.

Peut-être est-il permis d’ajouter, en terminant, qu’à Ligugé, il a trouvé définitivement la paix.

Huysmans était un inquiet. Toute la vie, il a cherché la beauté et la vérité, et, quand il les eut découvertes, il n’eut plus d’autre souci que de les posséder davantage, et de les faire trouver aux autres. C’est la raison d étre des livres qui suivirent sa conversion, et c’est ce qui les rend si différents de ses ouvrages antérieurs.

Quand on reprend ses oeuvres dans l’ordre où elles ont été écrites, on sent combien le ton change à partir d’En Route. Auparavant, il n’était qu’un critique d’art, un écrivain pittoresque, un romancier en quête de sujets sortant de l’ordinaire. A partir d’En Route, et dans les livres qui suivent, on sent un homme, ou plutôt une âme vibrante et frémissante, une âme fraternelle qui, avec les moyens originaux, certes, dont elle dispose, veut nous amener à partager sa foi, et monter avec elle et comme elle vers la paix et vers la lumière.

Il y a, dans toute la dernière partie de son oeuvre, une sincérité émouvante, un appel qui ne peut laisser indifférent un lecteur de bonne foi, en même temps qu’une réponse joyeuse à l’éternel problème du pourquoi de l’existence humaine. Forain, le converti de Ligugé, à la Noël de 1900, disait très justement, au soir des obsèques de son ami: "Les écrivains sont vite oubliés après leur mort. Qui parle encore de Zola et de tant d’autres? Il n’en sera pas de même pour Huysmans. Il a remué des idées de toujours; son oeuvre durera."

Il aurait pu ajouter: "C’est un témoin, et le temps n’enlèvera rien à la valeur de son témoignage; car véritablement, loyalement, il a vécu son oeuvre."