daudet

A propos de J.-K. Huysmans.
Léon Daudet
Paris: Revue hebdomadaire
1907.

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A PROPOS DE J.-K. HUYSMANS


Dans les dernières pages de sa déchirante étude sur Sainte Lydwine de Schiedam, Huysmans écrit : « Ce livre s’adresse plus spécialement aux pauvres êtres atteints de maladies incurables et étendus, à jamais, sur une couche. Ceux-là, sont, pour la plupart, des victimes de choix ; mais combien, parmi eux, savent qu’ils réalisent l’oeuvre admirable de la réparation et pour eux-mêmes et pour les autres ? Cependant, pour que cette oeuvre soit véritablement satisfactoire, il sied de l’accepter avec résignation et de la présenter humblement au Seigneur. Il ne s’agit pas de se dire : je ne saurais m’exécuter de bon coeur, je ne suis pas un saint, moi, tel que Lydwine, car, elle non plus, ne pénétra pas les desseins de la Providence, lorsqu’elle débuta dans les voies douloureuses de la Mystique, elle aussi se lamentait, comme son père Job, et maudissait sa destinée ; elle aussi se demandait quels péchés elle avait bien pu commettre pour être traitée de la sorte et elle ne se sentait pas du tout incitée à offrir de son plein gré ses tourments à Dieu. Elle faillit sombrer dans le désespoir. Elle ne fut pas une sainte du premier coup ; et néanmoins, après tant d’efforts tentés pour méditer la Passion du Sauveur, dont les tortures l’intéressaient beaucoup moins que les siennes, elle est parvenue à les aimer, et elles l’ont enlevée dans un ouragan de délices jusqu’aux cimes de la vie parfaite ! La vérité est que Jésus commence par faire souffrir et qu’il s’explique après. L’important est donc de se soumettre d’abord, quitte à réclamer ensuite. »

Ces lignes émouvantes semblent s’éclairer aujourd’hui pour nous d’une prévision. Le grand écrivain qui vient de disparaître a tracé là, six ou sept années à l’avance, le programme de sa propre fin. On sait que celle-ci fut héroïque et d’une admirable sérénité. Huysmans a vu surgir et grandir son mal, puis les ténèbres de la mort sans faiblesse. Au milieu de ses lectures préférées et de ses pensées familières, avec un silencieux et mélancolique sourire, il a serré les mains de ses amis, et il est entré doucement dans ce mystère qu’il ne redoutait point. Nous n’entendrons plus sa voix railleuse, un peu traînante dans sa précision et désabusée, qu’accompagnait le brusque éclair d’un regard aigu. Il ne roulera plus sa petite cigaretle entre ses doigts fins. Il ne se hérissera plus devant la laideur et la bassesse. Car jamais plus délicate bonté ne fut garnie de plus de piquants contre le vulgaire et l’imbécile.

Personne ne rnéprisa davantage la réclame et le cabotinage autobiographique. Sa sincérité fut parfaite. Il la cultiva dans une solitude ornée de quelques affections solides. Ernployé dans un ministère, puis libéré par le succès, mais grand amateur de pénombre, il ne se répandit pas, ne s’éparpilla pas et visa toujours à plus de concentration. Il était de ceux qui portent, dans leur esprit, un cloître à leur mesure, une règle suffisamrnent stricte. Ses essais pour aller plus loin et jusqu’à la clôture religieuse n’aboutirent pas complètement. Il le déplorait avec une grande bonhomie et n’en vénérait que mieux les privilégiés de la renonciation totale, ceux chez qui l’image divine est assez puissante pour dompter à jamais les nerfs. D’ailleurs une extrême discrétion sur les mouvements mystiques de son âme. Aussi c’est dans son oeuvre, et non ailleurs, — il ne sera même pas publié de correspondance, — que nous devons le chercher et le trouver.

Chronologiquement, nous dislinguerons deux périodes : l’une qui va des premiers essais, influencés par Gustave Flaubert et imprégnés d’un réalisme violent, jusqu’à la publication de Là-bas, où se libère une curiosité de l’Au-dela longtemps inexistante ou contenue. L’autre qui s’élève progressivement des bas-fonds du mal et du satanisme jusqu’au rayonnement de la foi. Le curieux, c’est qu’entre ces deux stades il n’y a presque pas de transition, car les dernières phrases d’A rebours sont plus un cri d’écoeurement qu’un embarquement pour ailieurs, et En rade, qui suivit A rebours, marque une sort de régression. Notons ici, une fois pour toute, le goût qu’avait Huysmans des locutions adverbiales employées comme titres. Leur sobriété incisive lui plaisait. Evidemment il se disait : « Au moins ce ne sont pas des enseignes voyantes. On ne m’accusera pas de chercher à attirer les badauds. » Sa devise, à lui, fut : « A l’écart. » Le grand public finit par subir sa force et son prestige. L’écrivain ne fit jamais un seul pas dans la dlrection du grand public.

Huysmans a écrit une des nouvelles du recueil les Soirées de Médan. Il n’en fallait pas davantage pour être rangé parmi les disciples de l’épais Zola. La dédicace des Soeurs Vatard fit le reste, et l’étiquette de naturalist fut dèsormais collée dans le dos d’un auteur qui devait avoir bien du mal à s’en débarrasser. Voilà le defaut des écoles. Elles classent d’une manière uniforme et elles figent les jeunes talents. Elles retardent l’originalité. Nous ne relisons pas aujourd’hui sans épouvante les manifestes prétentieux où Zola, ignorant de tout, prétendait restreindre la vie au tube digestif et expliquer l’homme par la bête. Que de pareilles calembredaines aient pu agir sur une génération, être discutées sérieusement et servir de bannière intellectuelle en même temps que d’enseigne commerciale, voilà qui prouve l’efficacité de l’aplomb. Quoique placé sous l’invocation du grand et subtil Claude Bernard, le fatras des Rougon-Macquart ne présente absolument rien de scientifique. Cet arbre généalogique est arbitraire. Ces énumérations sortent du manuel. Cette outrance est une décrépitude du romantisme. Cette recherche de la sanie et de la scorie même inutiles, cet abus de la répétition, du prêche laïque sont des preuves de fatigue et non d’énergie. Je ne puis voir dans le prétendu naturalisme autre chose qu’un avilissement de la littérature succédant à l’abaissement national de 70-71, qu’un phénomène de dépression.

C’est dans cette période sans gloire qu’Huysmans fit ses débuts avec le Drageoir aux épices, puis Marthe, puis les Soeurs Vatard et enfin En ménage, où apparaît une note d’amertume comique bien caractérisée. Il est toujours intéressant de découvrir dans les origines quelques points du développement futur, quelques présages de la maturité. Citons donc ces lignes des Soeurs Vatard : « La rue de Sèvres s’étendait interminable, avec ses communautés, ses abbayes, ses hospices, ses pensionnats de demoiselles, mais ce qui ralentissait la marche de la petite, ce n’était pas cette escouade de béquillards et de loqueteux qui geignent pitoyablement, le chapeau tendu, quand l’église s’emplit de monde, ce n’était pas cette tourbe d’affamés qui, les bras en bandoulière, les jambes emmaillotées de linges, s’amassent avinés et transis devant la petite entrée des dames Saint-Thomas de Villeneuve, c’étaient ces nombreuses boutiques, ces innombrables bondieuseries dont la rue est pleine. »

Car l’auteur aime la rue de Paris, son imprévu, les mille petites scènes qui surgissent du trottoir. C’est un flâneur, un fouilleur de quartiers désuets et tranquilles. Le mélange du passe, de l’eau et de la pierre exerce sur lui, comme sur les rêveurs du Nord, une fascination. Il a déjà le choix du terme qui mord, de l’image acerbement exacte, d’une certaine coupe de style qui laisse tomber la période sur un adverbe mat ou un qualificatif brutal. Il cherche le détail aigu, la notation impressionniste — comme on disait alors — et la manière la plus elliptique, la plus pénétrante de l’exprirner. On n’a pas rnanqué d’induire que ce tour lui venait de ses ascendants flamands et hollandais, d’établir une corrélation entre son éclairage des minuties et les celliers de Pierre de Hoog, les étoffes de Terburg, les ruelles de Vermeer de Delft. Rapprochement facile et hypothétique, comme tout ce qui touche à l’hérédité. Constatons cette vision en mosaïque, fragmentaire, cette tendance à musarder devant des canaux moisis, des terrains pelés, des masures que transfigure soudainement la lumière. Autant d’indices d’une curiosité vive, incessante et qui prendra un jour des ailes.

En ménage est un roman selon la formule qui régnait alors ( I 88 I) entre le naturalisme de Zola et l’ironie de Bouvard et Pécuchet, un roman où il ne se passe rien que le plus banal des adultères et la plus plate des réconciliations conjugales ; cependant le récit de cette morne aventure est par endroits fort savoureux, tel que d’un Paul de Kock qui aurait du style. L’amitié, l’amour, la poésie, sont traités là comme l’exigeait le code de Médan, retouché par la doctrine de Croisset, en imaginations romantiques et bourgeoises. Il s’agit de les ramener à la toise humble, donc véridique — pensaient les disciples — de la dèche, de la quotidienne désillusion, de la migraine, de l’hôtel meublé et du caboulot. Toutes les odeurs sont fades ou rancies. Tous les propos sont serviles. Tous les aspects sont minables. Tous les souvenirs sont défectueux ou attristants. Cela se passe sous un ciel de brume ou de suie qu’éclaire rarement un soleil de putréfaction. André le mari, Berthe la femme, Cyprien l’ami, sont des larves d’égoïsme et de petit calcul. Mais il y a, parmi ces misères et suintant de leur excès même, un sens comique qui ira inspirer, trente ans plus tard, le Mari pacifique de Tristan Bernard. Mainte description d’objet, d’endroit, de caractère est inoubliable dans son relief sordide. Voici, par exemple, le tableau engageant d’une soirée chez les Désableau, parents de la jeune femme : « Pour réaliser des économies, la famille Désableau allumait le poêle avant le dîner et passait toute la soirée dans la même pièce. La bonne avait balayé les miettes du repas, lancé un coup de torchon sur la toile ciré de la table, lorsque Mme Désableau apporta son panier à ouvrage. Elle en tira une boîte à aiguilles formée par un haricot d’ivoire, un tronçon de bougie de cire pour son fil, des ciseaux, un dé, le ruban jaune d’un rnètre. Elle prit enfin sur une chaise un patron de robe taillé dans un vieux journal. » La manière agressive et moqueuse de Huysmans est déjà là, avec quelques réminiscences de Jules Vallès.

Et je ne puis résister à la tentation de vous offrir aussi la remise en ménage d’André et de Berthe, touchante comme une estampe démodée : « Berthe était prête, il l’embrassa et ils descendirent dans la rue, recueillis, muets, obsédés par la rnême préoccupation, soucieux et contents à la fois, songeant à toute leur vie ratée qu’ils allaient reprendre, appréhendant que, malgré l’expérience qu’ils avaient acquise, ils ne la gâchassent et à jamais cette fois encore. »

Chaque procédé littéraire a son chef-d’oeuvre, la centaine de pages où se condense une rnaîtrise qui devra désormais changer de sujet, si elle ne veut pas se répéter. Ce chef-d’oeuvre du morose et du quotidien, du bouvardisme (si l’on peut employer ce néologisme) traité en Pot-Bouille, fut A vau l’eau. Huysmans a créé avec le bureaucrate Folantin un personnage inoubliable, aussi net qu’un portrait de La Bruyère, aussi robuste qu’un Daumier, et qui demeurera dans l’histoire du roman réaliste comme un de ces parachèvements en cul-de-sac au delà desquels il n’y a plus que l’évasion ou le renversement de l’encrier. L’erreur à Iaquelle devaît aboutir l’exaspération du procédé Flaubert surajouté au procédé Zola, c’était de méconnaître la hiérarchie morale et la perspective matérielle, de faire un héros d’un comparse et un monument d’un acccessoire. Le fameux puisard de Pot-Bouille, oü les domestiques échangent leurs impressions, est traité comme les tours de la cathédrale dans Notre-Dame de Paris. Il offusque tout l’horizon. C’est un bibelot romantique. De même ces deux crétins que sont Bouvard et Pécuchet sont choisis comme victimes d’un avortement de l’idéal auquel les prédisposait leur sottise. De sorte que la preuve n’est pas faite et que le lecteur songe : « Il n’est pas étonnant que des ratés ratent tout ce qu’ils entreprennent. »

Ces objections une fois admises, saluons dans M. Folantin l’apothéose de l’individu négatif, inconsistant, absurde, la typification du néant. Ce n’est personne, M. Folantin, et c’est un peu tout le monde, dans les heures où l’on se sent bétail, où le boire, le manger et le « ne pas avoir d’ennuis ni de responsabilité » sont un écran de poussière devant l’âme. Chacun connaît plus ou moins ces pluies de cendre. Huysmans, avec une patience de bourreau chinois, a dénombré les grains homicides. Il nous promène dans les méandres d’un coeur vide, d’un esprit à ras du ventre ; il se complaît dans ce bas désert. Il n’est pas malaisé de distinguer, derrière les phrases feutrées et placides, une sorte de rage grinçante. Le pessimisme de la lampe qui fume, de l’oeuf pas frais, des draps humides, du cirage qui déteint et colle aux doigts, atteint ici à une grandeur épique : « En attendant, l’existence de M. Folantin persistait à être monotone. Il n’avait pu se décider à rentrer dans son premier restaurant. Une fois, il était allé jusqu’à la porte. Mais, arrêté là, l’odeur des grillades et la vue d’une bassine de crème violette au chocolat l’avait fait fuir. Il alternait marchands de vins et bouillons et, un jour par semaine, il s’échouait dans une fabrique de bouillabaisse. Le potage et le poisson étaient passables ; mais il ne fa liait point réclamer d’autre pitance, les viandes étant ratatinées comme des semelles de bottes, et tous les plats dégageant l’âcre goût des huiles à lampe. »

Ecoutez ce cri de colère de l’homme réservé et enfermé du Nord contre les bruyants Méridionaux : « M. Folantin ne soufflait mot. Autour de lui les tables vacarmaient avec un bruit terrible. Toutes les races du Midi emplissaient les sièges, crachaient et se vautraient en mugissant. Tous les gens de la Provence, de la Lozère, de la Gascogne, du Languedoc, tous ces gens aux joues obscurcies par des copeaux d’ébène, aux narines et aux doigts poilus, aux voix retentissantes, s’esclaffaient comme des forcenés et leur accent, souligné par des gestes d’épileptiques, hachait les phrases et vous les enfournait, toutes broyées, dans le tympan. »

Oui, mais à propos d’une cousine pieuse et morte, une petite fenêtre s’ouvre soudain dans le mur de cette existence barrée : « Il envia sa vie calme et muette et il regretta la foi qu’il avait perdue. Quelle occupation que la prière, quel passe-temps que la confession, quels débouchés que les pratiques d’un culte ! — Le soir on va à l’église, on s’abîme dans la contemplation et les misères de la vie sont de peu. Puis les dimanches s’égouttent dans la langueur des offices, dans l’alanguissement des cantiques et des vêpres, car le spleen n’a pas de prise sur les âmes pieuses. » Etroite fente dans l’indifférence acquise, fissure qui grandira et par laquelle pénétreront des flots de lumière.

La publication d’A rebours (1884) est une étape importante. Ce livre, où se sent encore l’influence lointaine de Flaubert, montre chez l’auteur une progression de la curiosité dans le malaise. Huysmans n’en est pas encore à ce point où l’on découvre que l’extraordinaire est inclus dans l’ordinaire ; mais par la biographie compliquée du raffiné des Esseintes il échappe à l’étreinte du mesquin, il rejette loin de lui toute vulgarité. Il a trouvé un thème adéquat à ce style qui rappelle la soudaine horripilation du chat.

Qu’est-ce que des Esseintes ? Physiologiquement parlant, c’est un dégénéré, un perverti qui aspire à être un pervers, un homme à qui la sensation naturelle ne suffit pas et qui cherche à combiner entre elles des sensations multiples. II aboutit souvent à l’enfantillage, parfois au vice et toujours au dégoût de lui-même. Il est un beau cas, comme disent les médecins, mais soigneusement observé, minutieusement décrit et tel que les ouvrages de psychiâtrie ne manquent jamais de le citer. Il est aussi une date, car ses préférences littéraires et artistiques, exposées à l’occasion de sa bibliothèque et de ses estampes, nous font parfois sourire. Rien ne vieillit et ne se dérnode comme la singularité. Un estomac horripilé, un palais blasé, des sens exacerbés, un coeur aigri, un cerveau lunatique créent des chimères plus caduques que tous les poncifs détestés. Le succès d’A rebours — succès dû surtout aux critiques fausses et aux indignations inopportunes — a été pour beaucoup dans la fureur du contourné, du modern-style, de la platitude extravagante par quoi l’absence d’originalité essaye de se duper elle-même.

Certes il serait injuste de reprocher à Huysmans les dégradations et les dérivations de ce que dans tous les arts, dans le mobilier, dans les moeurs et dans le goût contemporains, on pourrait appeler le « desesseintisme ». Il a étiqueté un symptôme de décadence, il ne l’a pas forgé. Il n’a même caché aucune de ses tares. Il ne manque, à ce très curiéux volume, pour être complet et moralisateur, qu’une crise de conscience, un brusque réveil, ce feu du ciel purificateur qui manque rarement de tomber sur les contempteurs de la normale. Des Esseintes se le demande en personne dans les dernières pages de ce codex de l’esthétisme, de ce recueil de recettes pour fabriquer un aliéné moral : « Est-ce que, pour montrer une bonne foi qu’il existait, le terrible Dieu de la Genèse et le pâle Décloué du Golgotha n’allait point ranimer les cataclysmes éteints, rallumer les pluies de flammes qui consumèrent les cités jadis réprouvées et les villes mortes ? Est-ce que cette fange allait continuer à couler et à couvrir de sa pestilence ce vieux monde où ne poussaient plus que des semailles d’iniquités et des moissons d’opprobre ?...» Et plus loin cet appel : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! »

On peut, en sornme, déceler dans A rebours les tâtonnements d’un spiritualisme qui cherche à épuiser la bizarrerie et la complexité avant d’entrevoir la simplicité et l’unité. A ce titre, ce roman est exemplaire. Il explore le domaine réservé du matérialisme, il va jusqu’à la porte de la chambre maudite, et Là-bas nous apparaîtra comme la suprême expérience de des Esseintes.

Je ne sais si j’ai sufflsamment marqué et dessiné les méandres du talent et du tempérament de Huysmans : observation et description de l’ordinaire poussées jusqu’à la frénésie. Pessimisme résultant d’une telle enquête. Effort, par contraste et désir de libération, vers le singulier et l’exceptionnel. Nouveau pessimisme de pôle contraire. Noir sur noir, puis finalement ascension en droite ligne vers le divin, mais avec un incessant rappel de la chair et de la douleur. Tel est le fil conducteur à travers une personnalité haletante, trébuchante, frissonnante, perpétuellement inquiète et qui va toujours à l’extrême. D’où des retours et des repentirs.

En rade est un de ces retours (1887). Sorte d’exil à la campagne, chez des parents d’une basse rusticité, un couple fiévreux et sans élévation morale, cet étrange récit ne rime à rien, ne correspond à rien, et pourtant il est plein d’angoisse. Des cauchemars le traversent. L’amertume s’y fait nostalgique. La nature et le villageois y grimacent jusqu’à la contorsion et à la crampe. Evidemment c’est une réponse à la question intérieure : « ...Et si, quand on est bien las de tout, on essayait de la paix des champs ? » La voilà dan sa hideur, la paix des champs : des alternatives de radées qui détrempent et de soléil qui rôtit. Des animaux qui crèvent ou s’accouplent. Des parents torves qui guettent l’argent d’autrui au fond de masures délabrées. Un vide et un ennui pesants. C’est ici le Robinson du spleen, un Robinson conjugal où la solitude est doublée par la mésentente.

Nous arrivons à Là-bas, roman tout à fait personnel, tout à fait original, premier degré d’une ascension mystique comparable à un Enfer moderne, où la conscience bourrelée du romancier Durtal, pseudonyine transparent de l’auteur, commence à s’examiner sérieusement. Là-bas, c’est une étude du satanisme contemporain, avec son attirail de sorcellerie, d’envoûtement, de messe noire, qu’interrompent périodiquement un récit de l’histoire de Barbe-Bleue, du terrible Gilles de Rais, et des tableaux excellents d’intimité chez le sonneur de cloches Carhaix. La scélératesse passée, présente, le bourdon de Saint-Sulpice et des considérations sur la manière d’accommoder le boeuf bouilli alternent ainsi suivant un rythme habile et voulu. Il y a dans ce livre une atmosphère trouble, combinée de moyen âge et d’actualité, un mélange de bonhomie et de maléfice qui composent un hallucinant cauchemar. En certaines pages, par l’excès d’horreur et le choix des mots, cela atteint au grandiose. Le procès de Gilles de Rais, la sentence, l’attitude de la foule, sont des évocations à la Michelet, mais sans bavardage, sans romantisme et comme arrachées à l’histoire avec des caillots de sang et des purulences. Les anthologies recueilleront le fameux morceau : « Alors, en sa blanche splendeur, l’âme du moyen âge rayonna dans cette salle. Jean de Malestroit quitta son siège et releva l’accusé qui frappait de son front désespéré les dalles. Le juge disparut en lui. Le prêtre seul resta. Il embrassa le coupable qui se repentait et pleurait sa faute. Il y eut dans l’audience un frémissement lorsque Jean de Malestroit dit à Gilles debout, la tête appuyée sur sa poitrine : « Prie, pour que la juste et épouvantable colère du Très-Haut se taise ; pleure, pour que tes larmes épurent les charniers en folie de ton être !... » Et la salle entière s’agenouilla et pria pour l’assassin. »

Il ne suffit pas d’écrire un livre sur l’Esprit du Mal et les métamorphoses du péché ; il faut encore les rendre sensibles à l’imagination du lecteur le moins préparé, le plus indifférent, le plus pénétré de rationalisme. Huysmans a réalisé ce tour de force. Là-bas captive comme un roman d’aventures, inquiète comme une légende bretonne et dévoile la prolongation dans le temps présent de toutes les pratiques maudites. Abusés par les mots de progrès, d’évolution, de perfectionnement, nos contemporains sont trop portés à croire que le fond des choses change, alors qu’il n’y a que le vocabulaire et la classification qui se transforment. Tout médecin, tout physiologiste, tout psychologue un peu averti reconnait vite, sous leur déguisement de pédantisme, sous la terminologie à la mode, les vieilles connaissances de la théologie chrétienne, les persistantes images et l’empire du Malin. Les aberrations, les poisons chroniques, les chutes soudaines de la volonté, l’insensibilité générale, l’obsession, la cruauté maniaque, tout cela a été dénoncé de longue date par les pères de l’Eglise et les philosophes de la Croix. Les docteurs ès âmes ont précédé les bons docteurs de la Faculté Quiconque lit attentivement les commandements de l’Eglise retrouve là toutes les erreurs humaines avec le moyen de les guérir ou de tenter leur guérison. Il n’y a pas deux formes de salut. Il n’y en a qu’une, valable à la fois pour la terre et pour le ciel. La prière est encore la suggestion la mieux acceptée par l’organisme, celle qui passe le plus rapidement du moral au physique et modèle les tissus à la ressemblance de l’espoir ! Enfin la croyance au miracle n’est que l’exaltation de la croyance à la vie malgré tout et qu’on me montre un état plus tonique que celui du fidèle guettant l’exaucement. Fatalité, matérialisme, ce sont les signes de l’abandon, de la dechéance, de l’endurcissement des vaisseaux, de la sclérose. Liberté, spiritualisme, ce sont les voies de la souplesse et de la délivrance. Notre état intérieur forge nos fers physiques, comme il peut les briser.

Je me suis laissé aller à cette digression pour bien montrer comment la logique illuminative, celle du coeur, devait conduire Huysmans de Là-bas à En route et à la grande série d’ouvrages qui tendent du Purgatoire à la Vie bienheureuse. Chez aucun écrivain moderne la trace du divin n’est aussi nette, ne laboure plus visiblement une conscience presque totalement matérialisée. Il y a eu là une de ces reprises de tout l’être par la foi comme en citent les histoires édifiantes, mais dans une âpreté, dans un combat que lesdites histoires omettent de décrire. D’ailleurs, l’écrivain s’est exprimé là-dessus dans une préface tirée à peu d’exemplaires, et que le Temps a partiellement reproduite : « Oui, je sais bien, il y a des gens très forts qui tracent des plans, organisent d’avance des itinéraires d’existence et les suivent. Il est même entendu, si je ne me trompe, qu’avec de la volonté on arrive à tout. Je veux bien le croire, mais moi, je le confesse, je n’ai jamais été ni un homme tenace, ni un auteur madré. Ma vie et ma littérature ont une part de passivité, d’insu, de direction hors de moi très certaine. La Providence me fut miséricordieuse et la Vierge me fut bonne. Je me suis borné à ne pas les contrecarrer lorsqu’elles attestaient leurs intentions. J’ai simplement obéi. J’ai été mené par ce qu’on appelle les voies extraordinaires. Si quelqu’un peut avoir la certitude du néant qu’il serait sans l’aide de Dieu, c’est moi. »

Avant d’entrer plus avant dans les remous de cette véritablc conversion, il convient de noter la part qu’y a prise la sensibilité à la peinture et à la musique, surtout la première. I-Iuysmans a écrit plusieurs ouvrages de critique, belliqueux, spontanés, se rapprochant assez de la manière baudelairienne avec laquelle il eut mainte affinité. Dans l’Art moderne, dans Certains (qui veut dire à la fois « quelques-uns » et « ceux dont on ne doute pas »), dans la belle étude intitulée Trois primitifs, se manifeste un goût passionné du rare et du rude, de ce qui n’apaise ou n’émeut qu’après avoir brutalisé. On doit mettre au rang des pages les plus significatives et les plus hardies du maître sa description vireuse des Mathias Grünewald de Colmar. On comprend qu’il ait admiré cette crucifixion d’une atrocité crue qui fait la somme de toute l’abomination du supplice pour la relancer vers le ciel. Ouand on a visité soit à Paris, soit à Lyon, le musée des Missions étrangères, assisté aux tortures exquises réservées aux propagateurs de la foi, on est plus proche de Huysmans et de sa conception du divin dans l’effrayant. Aucun auteur n’a serré de plus près l’intention d’un peintre et sa facture, contracté puis délié sa phrase à la mesure d’un visage ou d’un paysage avec plus d’exactitude. Pareil aux bourreaux anatomistes de Gérard David, il dissèque savamment l’oeuvre d’art . Il rit en soulevant les ficelles, qu’il connaît toutes. Il s’indigne devant la convention. Il salue et met en valeur la sincérite, pour laquelle il a un flair spécial, un instinct de grand connaisseur.

Sans doute il a aussi ses préjugés, au rebours de ceux du vulgaire, des exagérations qui dépassent le but, et il commet l’erreur classique d’interpréter littérairement la couleur ou le trait. Mais il réveille le goût, il a son franc parler et, quand il consent à n’être pas crispé, des minutes d’une délicieuse fraîcheur. Le plain-chant le transporte comme une musique purgée de toute vanité, de tout orgueil, comme une expansion directe de l’âme. Dans ses controverses artistiques, comme dans ses romans de moins en moins romanesques, nous le voyons grandir à découvert, chercher presque furieusement l’esprit derrière la lettre, l’angoisse derrière la rnaîtrise, le résistant derrière les apparences.

Il a remarqué comme Ruskin, et sans ce ton de prêche protestant qui gâte tout, il a remarqué que la peinture moderne est sortie des manuscrits en miniature religieux, de même que la musique est née des psaumes. Il a retrouvé la chaîne qui relie le cloître au musée et l’antiphonaire au choeur, puis à la composition symphonique. Sans pousser plus loin qu’il ne convient ces remarques embryologiques, il a constaté que l’inspiration diminue à mesure que les procédés se cornpliquent, que l’effusion perd tout ce que gagne l’exécution. De là un dégoût intime, essentiel, pour la théorie dn progrès, tout ce qui tend à magnifier aujourd’hui aux dépens d’hier. Conception plus féconde et moins paresseuse que celle du perfectionnement continu, plus vraie aussi, car l’oubli des hommes et des peuples est là pour contrebalancer les acquisitions neuves. Intellectuellement, artistiquement, chaque siècle ajoute au précédent de quoi combler les trous de la mémoire collective, pas davantage. Il y a une capacité cérébrale pour une certaine somme de connaissances. Au delà l’esprit déborde et son niveau quelquefois descend plus bas qu’avant. De là le rire sardonique d’Huysmans, quand on lui chante les merveilles de son temps. De là ses incursions savoureuses dans le passé. Il va se consoler au quatorzième siècle de l’atonie et de la laideur du dix-neuvième. ll mesure la valeur des âges à la somme de spiritualité qu’ils contiennent.

Au point de transe où il est parvenu après Là-bas, saturé de lectures et de tableaux, désireux d’apaiser en soi la tempête du doute et de l’irritabilité, Huysmans se réalise et se délivre dans En route, qui est son chef-d’oeuvre et un chef-d’oeuvre. Le titre, qui a l’acuité d’une flèche de direction, explique ce pèlerinage intérieur, cette croisade contre soi-même, contre la conscience infidèle. Bien des prêtres m’ont parlé de conversions opérées par ce magnifique ouvrage, et je les crois sans peine. Le rôle de l’écrivain dans ce sens aura été des plus importants. Glorificateur du catholicisme, il a jeté un pont entre le spiritualisme chrétien et le vocabulaire moderne. Beaucoup sont incrédules par mode et anssi parce qu’ils aperçoivent des contradictions irréductibles là où il y a simplement des manières différentes de s’exprimer. Puisque le jargon de notre siècle est esthétique et scientifique, servons-nous de lui pour la cause traditionnelle, ne le laissons pas à notre adversaire. Chaque époque a ses préjugés. La nôtre a celui du terme dur, complexe, incisif, de la sensation fulgurante. Combien ont pris un volume d’Huysmans pour se délecter de ses vocables rares, de ses images outrancières et savoureuses, qui ont dù aller malgré eux jusqu’à l’idée centrale, qui ont avalé ainsi malgré eux le doux avec l’amer et la doctrine avec la syntaxe. Car il reste toujours orthodoxe. Il a ce sens profond du dogme qui fait que ses imprécations ne frisent jamais le blasphème. Comme les maîtres flamands qu’il aimait, il juxtapose la brutalité à l’aspiration, la contorsion à la placidité, la kermesse bruyante au rêve voilé. Le portrait du frère porcher Siméon dans En route est un exemple de ces dons realistes employés à exprimer l’immatériel.

La communion de Durtal est encore un des sommets de cette étonnante confession : « Alors, doucement, sans efforts sensibles le sacrernent agit. Le Christ ouvrit peu à peu ce logis fermé et l’aéra ; le jour entrait à flot chez Durtal. Des fenêtres de ses sens qui plongeaient jusqu’alors sur il ne savait quel puisard, sur quel enclos humide et noyé d’ombre, il contempla subitement, dans une trouée de lumière, la fuite à perte de vue du ciel. Sa vision de la nature se modifia ; les ambiances se transformèrent ; ce brouillard de tristesse qui les voilait s’évanouit ; l’éclairage soudain de son âme se répercuta sur les alentours... Durtal regardait, transporté. Il avait envie de crier à ce paysage son enthousiasme et sa foi. Il éprouvait enfin une aise à vivre. L’horreur de l’existence ne comptait plus devant de tels instants qu’aucun bonheur simplement terrestre n’est capable de donner. Dieu seul avait le pouvoir de gorger ainsi une âme, de la faire déborder et ruisseler en des flots de joie ; et lui seu1 pouvait ainsi combler la vasque des douleurs comme aucun événement de ce monde ne le savait faire. Durtal venait de l’expérimenter ; la souffrance et la liesse spirituelle atteignaient, sous l’empreinte divine, une acuité que les gens les plus humainement heureux ou malheureux ne soupçonnent même pas. »

Un ouvrage tel qu’En route ne s’analyse pas. On le lit et on médite. Désormais et dans la suite de ces poèmes de la purification intérieure qui s’appellent l’Oblat, la Cathédrale, Sainte Lydwine de Schiedam, les Foules de Lourdes, Huysmans a dépassé la littérature. Il multiplie avidement les images terrestres pour rendre sensible le supraterrestre. Il plonge au fond de la souffrance, de ses affres et de ses liquides pour y découvrir des rayons de gloire. Il étudie la vie déchiquetée, saignante, des Bienheureux pour frapper ceux auxquels le témoignage de la clinique est nécessaire, tous les modernes saint Thomas du manuel de pathologie.

Il exalte pour les artistes la splendeur du vitrail et du chant grégorien. Il dit aux bavards : « Vous serez toujours des muets si vous n’avez pas la prière. » Il montre aux orgueilleux et aux concupiscents la vanité et l’horreur de leurs buts, le fond de l’auge. Alors que le prédicateur est fréquemment entraîné par son art vers le développement et l’emphase, cet écrivain concentré et griffu bande encore davantage sa précision et fait des déchirures d’autant plus implacables qu’il veut hâter le résultat, détourner les coeurs du péché. Dans ces sujets de moralité mystique, il parle en chirurgien et en anatomiste. S’il s’agit d’un miracle authentique, il donne la date, l’endroit, le témoignage, la critique même absurde et il ne laisse rien dans l’ombre. Si l’athéisme le rebute, la fausse compréhension du catholicisme édulcoré et mis à la portée des classes satisfaites l’exaspère. Il invente des accents nouveaux pour stigmatiser le mercantilisme, le bigotisme, le rapetissement et la déformation de la grandeur chrétienne. Jamais pénitent n’eut l’humeur plus rugueuse et ne toléra moins l’interprétation mesquine des mystères devant lesquels il se prosterne.

On lui a reproché d’avoir, dans l’Oblat et la Cathédrale, multiplié, à l’excès, les énumérations, les descriptions, les concordances entre l’Ancien et le Nouveau Testament, et ces remarques ingénieuses où se complaît son esprit tourmenté. Qu’importe. Il est venu à Dieu avec son bagage de promeneur, de flâneur, de naturaliste repenti, avec ses manies d’écrivain et son estomac susceptible. Il a prosterné au pied des autels le tempérament le moins fait pour le renoncement, le jeûne et la pénitence. Il n’a rien caché de son humeur. On lui a reproché d’avoir, dans Sainte Lydwine et les Foules de Lourdes, insisté outre mesure sur la plaie, le stigmate, le sang et la sueur. Mais son imagination anxieuse est ainsi faite qu’elle doit se gonfler préalablement de toutes les impuretés pour les vomir ensuite en bloc et qu’elle n’arrive au blanc majeur de la sérénité qu’après toutes les couleurs de la putréfaction. Il s’exalte à force de dégoût. Il se sanctifie par la nausée. L’ébranlement de ses nerfs et des nôtres lui est necessaire pour atteindre aux cimes de la quiétude.

D’ailleurs il pourrait répondre à ses détracteurs que le chemin de Damas n’est pas une route plate qu’on parcourt en automobile. Il est couvert et bosselé de tous les déchets de la mauvaise conscience. Il a des cadavres dans ses fossés. Il y règne une chaleur d’orage suffocante et des tourbillons de poussière s’abattent sur la boue durcie. Ce serait trop commode si l’on pouvait rentrer au bercail avec un esprit candide et un coeur non souillé. Ce qu’on peut dire de plus élogieux, au point de vue efficace, de ces livres de la dernière période, c’est qu’un prêtre justement vénéré pour son érudition et sa prise sur les âmes, M. l’abbé Mugnier, en a préfacé un extrait sous le titre de Pages catholiques.

Nous voici au terme d’une trop longue étude ou je n’ai pu cependant qu’indiquer les marches d’une ascension régulière. Il semble que, d’abord courbé vers la matière et un monde animalisé par la défaite de 70-71, Huysmans se soit relevé progressivement, que son regard ait gagné sur l’horizon, puis enfin et à la longue distingué le ciel avec les étoiles. Sa profonde originalité comme moraliste religieux consiste en ceci que sa deuxième vie est incessamment assaillie par les réminiscences de la première, qu’il lutte jusqu’au bout contre les attaques de son ancien spleen. L’effroi de la délectation furibonde ou morose le ramène à la jubilation mystique selon un rythme pendulaire.

La moralité reste à tirer de cette biographie à facette d’où émane aujourd’hui une lumière unique. Le spectacle intérieur de notre conscience est un défilé d’ancêtres voilés. La formule fameuse : « Connais-toi toi-même, » est une orgueilleuse folie, car nul ne peut distinguer, dans la foule héréditaire qui s’agite en lui, le personnage principal et dominant. Nul ne peut prévoir lequel, parmi tant de revenants du passé, va s’installer tout à coup à la barre et donner la direction aux actes. Que de fois ne sommes-nous pas surpris, à un moment critique, de telle parole qui sort de nos lèvres et qui nous semble Inspirée par un autre, de tel geste réflexe, de telle attitude spontanée ? La volonté individuelle, même vigoureuse, même assidue, est souvent contrecarrée, déviée par maint fantôme. Ce phénomène banal de l’hésitation, du scrupule, que chacun a éprouvé, n’est, dans la grande majorité des cas, que le tiraillement entre plusieurs tendances ancestrales.

Ceci posé, la plus profonde attraction de l’homme est vers l’Unité. Nous désirons accorder ces voix multiples qui s’élèvent dans notre silence, nous souhaitons la fusion complète de tant d’éléments disparates, et ce que l’on appelle la sagesse est un irrésistible besoin d’harmonie. Or la religion offre à l’homme le moyen de la paix intérieure. Elle estompe en lui l’hérédité par la contemplation du divin. Elle ramène toutes ses pensées, tous ses sentiments, toutes ses aspirations au pied de la Croix. Sans doute, pour le commun des fidèles celte sérénité n’est pas constante. Mais il suffit qu’elle apparaisse de temps en temps pour qu’elle s’impose à l’âme et la gouverne.

Eh bien, le cas de Huysmans est un merveilleux exemple du triomphe de l’Unité dans un être aux contradictions innombrables. Nous voyons sous nos yeux son oeuvre, émanation de sa nature intime, pareille à un enchevêtrement de sensations violentes et disparates, se séparer en quelques faisceaux qui se rejoignent, puis s’unifient, puis s’éclairent et aboutissent à la plaie de la lance. C’est la désincarnation d’un écrivain. A travers cinq volumes d’épreuves et de pages crucifiantes, la créature rejoint enfin son Créateur.


LÉON DAUDET.