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Huysmans Occultiste et Magicien
Joanny Bricaud
Paris: Bibliothèque Chacornac
1913

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Huysmans a fourni, depuis sa mort, le sujet d’un assez grand nombre d’articles de revues, de brochures et de volumes. Il a été présenté sous des aspects bien divers et parfois contradictoires. Il en est un que ses biographes — ecclésiastiques ou écrivains catholiques pour la plupart paraissent ignorer, ou — faute de renseignements précis, peut-être — qu’ils laissent généralement dans l’ombre.

C’est sur cet aspect ignoré ou peu connu de Huysmans que je me propose de jeter aujourd’hui quelque lumière.

C’était aux environs de 1885. Huysmans avait été un des premiers apôtres de la religion nouvelle qui avait eu l’Assommoir pour évangile. Il avait écrit Le drageoir aux épices, Marthe, histoire d’une fille, qu’il publia à Bruxelles dans la crainte d’attirer, en France, un procès à son éditeur, Sac au dos, Les soeurs Vatard, « un livre à ne pas lire à moins d’y être obligé », enfin une série de volumes, A Vau l’Eau, considéré comme une autobiographie, En Ménage, Croquis Parisiens, Un Dilemne, études cruelles, dans lesquelles il s’était appliqué à peindre les déchets de la vie, les tares secrètes, les misères lugubres et inexpliquées; puis, En rade, où fermentaient toutes les pourritures de l’animalité.

On a dit de lui qu’il avait plus que personne le sens du laid. Il se peut. Mais le moment vint où, à force de descendre de plus en plus bas dans les fanges nauséabondes, il finit par se heurter « au mur du fond ». Alors, il éprouva le besoin de respirer un peu d’air pur, de sortir de ces basfonds, de remonter à la surface, d’échapper aux banalités de son époque, aux ordinaires « dégoutations » de la vie. Il eut besoin d’idéal.

Peu à peu, il s’était lassé du naturalisme qui s’était tout de même — comme il disait — par trop « confié dans les buanderies de la chair » et n’avait fouillé que « des dessous de nombril ».

Justement, La Terre venait de paraître, où la note ordurière était poussée à l’extrême. Le maître était descendu au fond de l’immondice, à des saletés si basses que par instant on aurait cru lire un recueil de scatologie.

La déception avait été si profonde, si douloureuse parmi les jeunes littérateurs, disciples de Zola, qu’il crurent devoir infliger au chef de l’école un désaveu public. En une protestation, publiée dans le Figaro, ils déclarèrent qu’ils répudiaient énergiquement cette imposture de la littérature véridique et qu’ils s’éloignaient résolument mais non sans tristesse du grand cerveau qui avait lancé l’Assommoir sur le monde.

Huysmans en profita pour s’évader du naturalisme. Il le fit discrètement, sang tapage. Il se retira des cénacles, des tavernes artistiques, des voisinages importuns, pour s’enfermer dans son logis, loin des bruits de la rue, et écrire A Rebours, dans lequel il offrait toute son admiration à Baudelaire, à Villiers de l’Isle Adam et à Barbey d’Aurevilly.

Ce livre étrange apparut comme une çeuvre extravagante et folle. On a dit qu’il était le manuel de l’onanisme de l’imagination. Huysmans s’y révélait en quête de sensations neuves, de joies inédites, de frissons rares et d’exquises névroses!

Le naturalisme était en pleine déroute. Les symbolistes avaient inauguré avec succès une réaction contre le pesant matérialisme de Zola et de son école. Ils s’étaient proclamés idéalistes et aux spécimens de tératologie sociale des romanciers naturalistes ils avaient opposé, en leurs strophes, des tableaux de légende et de rêve.

Les cabarets mondains eux-mêmes, le Chat Noir et ses succédanés, idéalisant leurs bocks, s’étaient transformés. Les poètes de caboulots, aux gros mots et aux allures prolétaires, avaient remplacé insensiblement leurs blasphèmes par des cantiques et les chansons communardes par des incantations! Une brise chargée de mysticisme avait soufflé sur la littérature; la jeune génération éprouvait le besoin et le goût de l’« au delà »; le spiritisme et l’occultisme devinrent en vogue.

Des poètes, des romanciers, des savants se groupèrent autour de revues consacrées aux études ésotériques: l’Initiation, l’Etoile, que dirigeaient Stanislas de Guaita, Péladan, Papus, Albert Jounet. Des groupes d’études ésotériques se fondèrent dont les principaux membres furent Paul Adam, Georges Polti, Jules Bois, VictorEmile Michelet, Jules Lermina, Georges Montière, Augustin Chaboseau, Gary de Lacroze, Georges Vitoux, Edouard Dubus, tous désireux d’excursionner à travers le mystère.

Huysmans à qui ne suffisait déjà plus l’artificiel de des Esseintes, se tourna lui aussi vers le surnaturel et l’inconnu.

Il entreprit de révéler des pays peu connus des contrées presque inexplorées encore par l’âme humaine, où les psychologues de profession n’avaient jamais abordé, des domaines étranges et peu fréquentés: le satanisme et la magie.

Il s’engagea dans les hallies du surnaturel, fréquenta les groupes occultistes fondés par Papus. Ce fut, je crois, Edouard Dubus qui lui fit faire la connaissance d’un extraordinaire médieum, M.A. François, chef de bureau au Ministère de la Guerre, et qui était président d’une branche du groupe d’études ésotériques.

Très souvent, réunissant quelques amis dans son appartement de la rue de Sèvres, Huysmans tentait, avec l’aide de M. François, des évocations. D’abord sceptique, il avait bientôt vu s’évanouir son scepticisme devant l’évidence d’incontestables phénomènes de lévitation d’objets et de matérialisation d’esprits; des craquements se faisaient entendre dans les meubles. La table d’expérimentation — un petit guéridon Louis XIII — était agitée de soubresauts violents et parfois se soulevait de terre pour rester quelques instants suspendue à quinze se précipita sur le parquet avec une telle violence que les assistants la crurent brisée.

Une autre fois, au cours d’une séance, un des expérimentateurs proposa d’évoquer l’esprit du général Boulanger. Il y avait, rangés autour de la table, trois fonctionnaires du Ministère de la Guerre, qui, par leurs fonctions, avaient été en relations avec le général: M.M. François, Orsat et Bobin; Daniel, de la Prérecture de la Seine, Gustave Boucher et Huysmans.

Sur un ordre reçu de la table, de faire l’obscurité, Huysmans transporta la lampe dans une chambre voisine, ferma la porte, tira les rideaux des fenêtres afin que l’obscurité fût complète. Les expérimentateurs virent alors des vapeurs grises monter de la table et s’élever à une hauteur de cinquante centimètres environ.

Tout à coup, l’un d’eux, M. Gustave Boucher poussa un cri d’effroi: sur le mur en face il avait cru apercevoir la forme d’une silhouette humaine, le fantôme du général Boulanger! Il s’évanouit. Huysmans affolé se précipita pour chercher de la lumière. Au grand regret des expérimentateurs la séance était interrompue.

Enfin, M. Remy de Gourmont, qui connut Huysmans vers cette époque, a raconté dans ses Promenades littéraires une séance de spiritisme faite avec l’aide de Huysmans. La poète Edouard Dubus dirigeait l’expérience. La table d’évocation tourna fort bien et se prêta aux questions les plus variées... « On appela d’illustres défunts. Il y eut d’édifiantes réponses sur la position des êtres désincarnés, errant dans les espaces. Tout le monde était sérieux; je m’amusais; Huysmans réfléchissait, puis, insatiable, évoquait toujours. A la fin, la table nous échappa et se mit à tourner quasi toute seule autour de la pièce, sur un rythme de gigue. Dubus, d’un doigt, la guidait légèrement à travers les chaises. S’il y avait supercherie à ce moment, je n’ai pas vu comment elle s’exerçait. »(1)

De toutes ces expériences, Huysmans garda l’impression d’une intelligence étrangère, d’une volonté externe se manifestant aux évocateurs; mieux, il acquit la conviction qu’il y avait, malgré la diversité des pratiques, des points communs entre la sorcellerie du moyen âge et les évocations du spiritisme moderne. Les spirites, disaitil, qu’ils le veuillent ou non, sans même le savoir, se meuvent dans le diabolisme (2)


Dans le courant de l’année 1889, Huysmans, qui cherchait des renseignements sur la Magie et le Satanisme pour la documentation de son roman Là-Bas, rencontra Mme de C... qui lui rendit d’appréciables services. M. Remy de Gourmont a rapporté comment Mme de C... lui fournit des documents « touchant un très curieux mauvais prêtre qu’elle avait connu » (3) et qui allait devenir le chanoine Docre de Là-Bas.

Enfin Huysmans entendit parler dans les milieux occultistes d’un étrange prêtre habitant Lyon, l’abbé Boullan, qui se prétendait successeur du prophète et mystique célèbre Eugène Vintras (4), et, aidé de deux voyantes: Mme Thibault et Mme Laure, accomplissait de fort extraordinaires cures de maléfices.

J’ai raconté dans mon livre: J.-K. Huysmans et le Satanisme(5) l’histoire de ce prêtre interdit et expulsé de l’Eglise. Je n’y reviendrai pas. Qu’il me suffise de dire que depuis plusieurs années Boullan était en lutte avec les occultistes parisiens de l’Ordre de la Rose-Croix Kabbalistique et qu’il accusait notamment le Grand-Maître de l’Ordre, le marquis Stanislas de Guaita, de vouloir le tuer pas der moyens occultes et magiques tels que l’envoûtement.

C’est à l’abbé Boullan que Huysmans s’adressa pour achever d’être documenté à fond sur le Satanisme moderne.

M. Jean de Caldain qui fut pour Huysmans un fidèle et dévoué disciple a publié dans Le Matin, quelque temps après la mort de son maître, des fragments de la lettre dans laquelle Huysmans demandait à l’abbé Boullan des renseignements. Après avoir déclaré qu’il était las des théories de son ami Zola dont le positivisme absolu le dégoûtait; las des systèmes de Charcot qui avait voulu lui démontrer que la démonialité n’était qu’une rengaine; plus las encore des spirites dont les phénomènes, bien que réels, étaient par trop identiques; Huysmans disait qu’il voulait montrer à Zola, à Charcot et aux autres que rien n’était expliqué des mystères qui nous entourent. Il voulait des preuves du satanisme afin de pouvoir affirmer que le diable existait, qu’il régnait, que sa puissance du moyen âge n’était pas éteinte puisqu’il était aujourd’hui le maître absolu, « l’Omniarque ».

La réponse de Boullan ne se fit point attendre.

Par retour du courrier il lui répondit que l’aide qu’il sollicitait lui était assurée:

...Quant à votre but, que le Satanisme, qu’on croit perdu, existe toujours, ah! nul sur cette question, ne peut mieux vous mettre en mesure de parler avec conviction, appuyée sur des faits certains... Je vous citerai des faits qui, à coup sûr, rendront votre ouvrage d’un intérêt immense. Je puis mettre à votre disposition des documents pour établir que le Satanisme est vivant de nos jours, et comment et sous quelle forme... Votre oeuvre restera ainsi comme un monument de l’histoire du dix-neuvième siècle.

Maintenant, un mot d’avertissement pour vous. Certes, je n’ai aucune espèce d’estime pour cette école; mais ils sont pleins de haine, et malgré tout, capables de « petits résultats ».

Etes-vous armé pour la défense: car, si vous le faites, comme dit votre lettre, à coup sûr vous allez susciter contre vous leur fureur. S’ils vous contaient tout ce qu’ils ont tenté contre moi, vous sauriez alors ce qu’ils sont. Il y a eu des témoins de leur impuissance dans le mal.

N’ayant pu me nuire dans mon être, ils m’ont alors calomnié d’une façon indigne, simplement parce qu’ils se croyaient des rois, des mages et que je leur ai montré qu’ils n’étaient que de très mauvais apprentis. De là les haines dont vous avez pu voir quelques échantillons.

Au sein du clergé, le Satanisme est plus grand qu’il ne vous est possible de le soupçonner. Je vous mettrai à même d’en être convaincu. Car j’affirme que le Satanisme contemporain est plus savant, plus cultivé qu’au moyen âge; il se pratique à Rome et surtout à Paris, Lyon, Châlons pour la France, et à Bruges pour la Belgique.

La correspondance entre Huysmans et l’abbé Boullan est volumineuse.(6) Elle dura jusqu’à la mort mystérieuse de ce dernier, en janvier 1893.

Là-Bas parut au commencement de l’année 1891, dans l’Echo de Paris d’abord, en volume ensuite, Dans ce roman, qui comprend deux parties, il y a l’histoire de Gille de Rais se rapportant à la sorcellerie au moyen âge; il y a ensuite une série de faits relatifs au satanisme moderne.

Huysmans étudiait avec complaisance ce Gille de Rais qui, vivant au XIVème siècle, brave guerrier et grand seigneur, s’adonna sur le tard à l’Alchimie et à la Magie, puis, lancé dans la voie du Satanisme « descendit la spirale du péché jusqu’à sa dernière marche, fut un vampire sans égal, dont la férocité dépassa les limites humaines et devint l’épouvante de toute une région ».

Pour ce qui concerne le satanisme moderne, il affirmait qu’il était florissant: les Spirites, les Occultistes satanisent plus ou moins, parfois sans le savoir, disait-il; mieux, il affirmait que la Messe de Satan, la Messe Noire se célébrait, et il en faisait une truculente description.

On a prétendu que le récit qu’avait fait Huysmans, de la Messe Noire, n’était nullement une relation de choses vues, mais une simple écriture, faite, comme on dit, de chic. Ce n’est pas tout à fait exact. La vérité est que si certains détails sont empruntés à des documents anciens tirés soit des Archives de Vintras, soit des pièces du procès de la fameuse voyante diabolique Cantianille, Huysmans avait bien assisté à une des messes noires dites assez fréquemment dans le quartier même qu’il habitait, la rue de Sèvres.

Plus tard, après sa conversion, lorsqu’on lui demandait s’il y avait réellement assisté, il feignait être distrait et ne pas entendre; et si l’on répétait la question, il se bornait à répondre: « Vous savez que Durtal s’en confesse dans En Route... ».

Huysmans présentait, dans Là-Bas, le docteur Johannès (pseudonyme de l’abbé Boullan) sous les traits les plus flatteurs, l’affirmant « missionné du ciel pour briser les manigances infectieuses du Satanisme »(7), tandis qu’il disait pis que prendre des occultistes de la Rose-Croix qu’il accusait des plus abominables pratiques de la magie noire, enfin il racontait en détail les luttes à distance entre Boullan et ses ennemis de Paris, de Bruges et de Rome.

A la vérité, Boullan, en documentant Huysmans, avait renversé les rôles et avait mis sur le compte des occultistes ses propres pratiques démoniaques.

Dans la lutte que soutenait Boullan contre de Guaita, le chef des Rose-Croix, Huysmans prit parti pour le premier et fut même provoqué en duel par le dernier. Finalement, le duel n’eut pas lieu, mais Huysmans assurait que la haine des occultistes était sur lui. C’est ainsi qu’après la publication de Là-Bas, il affirmait qu’il n’avait pas échappé aux attaques magiques des occultistes de la Rose-Croix kabbalistique. J’ai raconté dans J.-K. Huysmans et le Satanisme que chaque soir, à la minute précise où il allait s’endormir, il recevait sur le crâne et sur la face des coups de poings fluidiques. Il assurait qu’à plusieurs reprises Stanislas de Guaita avait tenté de le tuer par l’envoûtement et les maléfices et qu’il n’avait été sauvé que grâce à l’intervention de son ami l’abbé Boullan.

Il s’était aussitôt rendu à Lyon, auprès de l’abbé, lequel, aidé de l’extraordinaire voyante Mme Thibault, avait accompli le Sacrifice de Gloire de Meichissedec qui l’avait libéré du maléfice.

Sur un autel, composé d’une table, d’un tabernacle de bois, en forme de maisonnette, surmontée d’une croix cerclée sur le fronton par la figure du Tetragramme, Boullan avait fait apporter le calice d’argent, les pains azymes et le vin. Puis, ayant revêtu ses habits sacerdotaux: une longue robe rouge, serrée à la taille par une cordelière blanche et rouge, et un manteau blanc découpé sur la poitrine en forme de croix renversée, il avait endormi Mme Thibault la voyante. Mme Laure, de qui je tiens ces détails, était placée à côté de l’autel, prête à son tour à être plongée, en cas de besoin, dans le sommeil somnambulique, tandis que Huysmans se tenait assis devant l’autel. Alors, Boullan, tête nue et pieds nus, avait lu les prières du sacrifice. Au moment de la consécration il avait posé la main gauche sur la tête de Huysmans, puis, étendant vers le ciel son autre main dans laquelle il tenait une hostie, i avait supplié les Grands Archanges, les Glaivataires et les Invincibles, d’enchaîner les esprits du mal et de terrasser les envoûteurs. Terrassez de Guaita! Terrassez de Guaita! criant Boullan. Puis, ayant posé sur l’autel la main de Huysmans, il avait par trois fois clamé la prière déprécatoire qui devait renverser les autels impies et frapper les officiants sataniques. Ensuite le pain azyme et le vin ayant été offerts au maléficié, le sacrifice avait pris fin.

C’est dans l’été de 1891, en juillet, que Huysmans vint à Lyon, chez l’abbé Boullan. Il y resta un mois. Il vécut là des jours étranges, assista à d’extraordinaires phénomènes. Un jour, Boullan ayant endormi une de ses voyantes, Mme Laure, lui demanda de voir chez Huysmans, à Paris.

Elle dépeignit assez bien l’intérieur de Huysmans, qu’elle ne connaissait pas, puis s’écria: « Il y a un homme dans le lit de M. Huysmans! »

Huysmans assura que cela ne pouvait pas être, personne ne pénétrant chez lui en son absence.

Boullan réitéra sa question. Malgré les dénégations de Huysmans et ses haussements d’épaule, la voyante insista et deux jours de suite; Huysmans ne voulut toujours rien entendre. « Je suis bien sûr que non » s’écriait-il, croyant qu’il n’y avait là qu’un simple rêve d’une imagination mal dirigée.

Quelque temps après, il rentrait rue de Sèvres, à Paris, et à peine gravissait-il les marches de son escalier que sa concierge, après quelques préambules, car, disait-il, elle se doutait bien que cela le mettrait en fureur: « Monsieur, votre domestique a couché deux nuits de suite dans votre lit, en votre absence. » Huysmans avouait qu’il était demeuré abasourdi et qu’il n’avait même pas eu assez de présence d’esprit pour s’emporter!


La lutte entre Guaita et Boullan était terrible. Trois jours auparavant, selon les lois magiques, Boullan recevait la déclaration de guerre le condamnant à mort par les fluides, déclaration confirmée parfois par le cri d’alarme poussé par la voyante, Mme Thibault.

D’autres fois, il était averti par le vol et le cri de certains oiseaux, des éperviers, des tiercelets et autres messages facilement influencés par les Esprits, et qui tourbillonnaient sur les toits voisins. Il était ainsi informé de l’heure du combat et se mettait en garde.

— J’étais à Lyon, disait Huysmans, lorsque parvint une des lettres de la Rose-Croix et j’ai assisté à ces luttes à distance. Averti, Boullan bondissait « comme un tigre », brandissant ses hosties contre les Esprits du Mal.

Ces rites n’étaient pas, comme on pourrait le croire, que des simagrées vaines. Huysmans racontait qu’une fois, de Guaita avait empoisonné à distance la somnambule, Mme Laure. Boullan avait riposté par la loi du contresigne, c’est-à-dire de l’envoûtement retourné; le choc en retour s’était produit et de Guaita avait dû s’aliter. Une autre fois, Boullan n’avait pas eu le dessus: il poussa un grand cri, et ayant ouvert sa robe, les assistants aperçurent sur sa poitrine une large blessure sanglante.

Rentré à Paris, Huysmans affirmait qu’il était de nouveau en butte aux attaques des occultistes de la Rose-Croix. Il accusait Stanislas de Guaita d’avoir tout tenté pour le faire périr par les voies magiques(8), mais, averti, il avait repoussé les attaques fluidiques.

Lors de son séjour à Lyon, l’abbé Boullan lui avait indiqué, en effet, certains procédés pour se défendre contre les maléfices. Il lui avait, de plus, remis une des mystérieuses hosties consacrées par Elie Vintras, et qui était encore couverte du sang — bien que figé — qui en avait coulé.

Lorsqu’il se sentait atteint par les fluides, Huysmans s’enfermait dans sa chambre et après avoir tracé sur le parquet le cercle de défense, brandissant de la main droite l’hostie miraculeuse et de l’autre tenant serré contre lui le scapulaire béni du Carmel éliaque, il récitait les formules conjuratoires qui devaient dissoudre les fluides et paralyser les pouvoirs des envoûteurs. Il était d’ailleurs aidé, de Lyon, par Boullan et il assurait qu’il aurait, plusieurs fois, été en danger de mort sans l’intervention à distance de l’abbé et de ses voyantes.

En retour, il eut, à plusieurs reprises, l’occasion de rendre service à Boullan. Dans le milieu de l’année 1892, par exemple, l’abbé était poursuivi pour exercice illégal de la médecine et condamné à 2.000 francs d’amende. Ce fut Huysmans qui donna les 2.000 francs.

La mort de Boullan, survenue mystérieusement en janvier 1893, donna lieu à une vive polémique qui fit quelque bruit dans la presse, malgré qu’elle se produisit au plus fort des scandales parlementaires concernant l’affaire du Panama, au moment où l’on arrêtait l’ex-ministre Baïhaut.

On prétendit que l’Abbé Boullan était mort envoûté par Stanislas de Guaita. Ce dernier tenait, disait-on, enfermé dans un placard, un « esprit », et au moment psychologique, il lui confiait des poieons subtils qui étaient portés mystérieusement jusqu’à Lyon et allaient occire l’abbé Boullan.

J’ai relaté ailleurs et tout au long cette polémique qui se termina par des envois de témoins et des duels.(9)

Après la mort de Boullan, Huysmans assurait que les attaques contre lui avaient repris de plus belle.

— Les magiciens noirs, disait-il, me battent chaque nuit le crâne par des coups de poings fluidiques ; mon chat lui-même en est tourmenté; peu m’importe ; je ne les crains pas. Un journal du soir m’a avisé que mon protecteur magique étant mort, je risquais fort maintenant d’y passer ; mais ce dont on ne se doute pas, c’est que j’ai avec moi un vrai, un unique bouclier: la sainteté hors d’atteinte de Mme Thibault !

C’était une bien étrange personne que cette « maman Thibault » comme l’appelait Huysmans, qui a tracé d’elle un exact portrait dans La Cathédrale sous le nom de Mme Bavoil.

Au début de ses visites chez l’abbé Boullan, il n’avait pas prêté grande attention à cette paysanne au regard d’aigle, qui, dans les intervalles de ses visions, vaquait modestement aux travaux du ménage.

« Maintenant, il fréquentait la singulière et l’affectueuse bonne. La première entrevue avait eu lieu un jour qu’il était allé voir l’abbé souffrant. Installée près du lit, elle avait des lunettes en vigie sur le bout de son nez et elle baisait, une à une, des images de piété insérées dans un livre vêtu de drap noir. Elle l’avait invité à s’asseoir, puis, fermant le volume et remontant ses lunettes, elle avait pris part à la conversation et il était sorti de cette chambre, abasourdi par cette personne qui appelait l’abbé « père » et parlait, très simplement, ainsi que d’une chose naturelle, de son commerce avec jésus et avec les Saints; elle paraissait vivre en parfaite amitié avec eux, en causait ainsi que de compagnons avec lesquels on bavarde sans aucune gêne. »(10)

Mme Thibault appelait Huysmans « notre ami ».

Toujours, lorsqu’il la voyait, elle priait.

— Mais c’est une sainte, avait-il, un jour, à l’abbé Boullan.

Et l’abbé avait répondu: C’est une colonne de prières!

Elle avait parcouru toute l’Europe, à pied, en demandant l’aumône le long des routes, visitant tous les lieux où la Vierge possédait un Sanctuaire.

Puis, avec l’âge, elle avait, suivant son expression, « perdu de ses anciennes valeurs » et le Ciel l’avait envoyée se reposer auprès de l’abbé Boullan, en qualité de gouvernante.

Depuis des années elle ne mangeait que du pain tremplé dans du lait, avec parfois, un peu de miel, et elle se portait très bien, n’était même jamais souffrante.

Elle possédait le don de voyance, et n’avait qu’à lever les yeux au-dessus de ses lunettes pour apercevoir les légions des Anges et des Démons. Mais le plus étrange, c’est qu’elle était prêtresse du « Marisiaque du Carmel » et qu’elle célébrait le Sacrifice Provictimal de Marie institué par le prophète Eugène Vintras, pour les femmes du Carmel, et où la femme pontifie. Mme Thibault, après avoir récité le cantique de prière, l’acte de glorification, l’offrande du pain, l’offrande du vin, l’offrande de la lumière, l’invocation deprécatoire consécrative, la prière universelle pour tous les esprits, communiait sous les espèces du vin rouge, les prêtres seuls officiant avec du vin blanc. Puis venaient les actions de grâces.

Huysmans avait fini par se lier avec elle d’une réelle amitié; aussi, lorsque Boullan mourut, et qu’elle se trouva seule, il lui offrit de l’emmener à Paris pour tenir son ménage.

Après bien des hésitations, elle avait accepté. Une fois installée rue de Sèvres, elle avait organisé, dans sa chambre, une petite chapelle où, chaque matin et chaque soir, revêtue des insignes de bon sacerdoce féminin, en robe blanche, en manteau vert, elle célébrait, à l’autel de la Vierge Marie, le Sacrifice Provictimal.

J’ai dit plus haut, que, depuis la mort de Boullan, Huysmans affirmait que la sensation bizarre de chaque soir, qu’il attribuait aux attaques fluidiques de Stanislas de Guaita, avait redoublé. Lorsqu’il la ressentait, il se protégeait à l’aide des hosties consacrées, tandis que Mme Thibault, ayant revêtu ses ornements sacerdotaux, célébrait le Sacrifice magique, et, le moment venu, clamait par trois fois la prière déprécatoire qui devait dissoudre les fluides des envoûteurs et rendre nulles et dénuées d’effets les attaques dirigées par la voie satanique.

Ainsi s’explique cette parole de Huysmans que j’ai citée précédemment: qu’il avait avec lui un vrai bouclier, la sainteté hors d’atteinte de Mme Thibault.

Le secret des opérations magiques accomplies par Huysmans dut sans doute transpirer au dehors, car on affirma, à l’époque, qu’il avait succédé à l’abbé Boullan, comme Souverain Pontife, selon l’Ordre de Melchissédec, dans l’Ordre du Carmel. Ce qui d’ailleurs était complètement inexact.

Entre temps, Stanislas de Guaita était mort, dans son château d’Alteville, en Lorraine. On a prétendu que sa mort aurait été précipitée par une façon de choc en retour des opérations magiques qu’il avait jadis tentées contre l’abbé Boullan(11). Je ne le crois pas. Sa mort fut douloureuse et lente, mais elle répondit parfaitement aux prévisions médicales de ses amis.

Quant à Huysmans, il avait une façon assez originale d’expliquer, dans le particulier, la mort de son adversaire.

Au dire des amis même de Stanislas de Guaita, sa maison était hantée. Parfois les larves prenaient corps, et allaient jusqu’à épouvanter sa pauvre bonne qui en poussait des clameurs d’effroi. Huysmans assurait que de Guaita vivait dans la compagnie perpétuelle d’un fantôme, qu’il tenait enfermé dans un placard et qui en sortait visible sur son ordre. Un jour, ce fantôme l’avait étranglé !

Désormais, Huysmans allait pouvoir vivre tranquille, sans plus avoir à craindre les attaques de chef des Rose-Croix.

Il garda néanmoins avec lui la « maman Thibault » et ne s’en sépara que plus tard, où elle retourna dans son pays. Comme elle était sans grandes ressources, il lui servit, pour l’aider à vivre, une petite pension.


Il convient de m’arrêter ici, puisque je me proposais seulement de faire connaître un aspect ignoré de Huysmans, de le montrer praticien de l’occultisme et de la magie.

Au point où j’en suis arrivé, insensiblement Huysmans allait se rapprocher de l’Eglise et peu Ii peu abandonner les pratiques magiques.

Depuis longtemps déjà, se raccrochant à l’Art, il errait dans les églises, en comparait les archilectures, en goûtait le silence et l’obscurité. Il n’était encore qu’un être lamentable qui finissait par éprouver le besoin de croire.

Sous une impulsion de curiosité, de lassitude aussi, il était allé faire une retraite à la Trappe. Chose étrange, même à la Trappe, il s’était trouvé en plein occultisme!

— Si vous parlez de magie au clergé de Paris, disait-il, il vous répond par des faux-fuyants ou des fins de non recevoir; mais, dans les cloîtres, ii y a des hommes autrement documentés là-dessus, et ceux-là possèdent une puissance qui défie bien tous les Rose-Croix de la terre ! Quand j’ai passé quelques jours à la Trappe, j’ai vu ce que réalisent la prière et même l’occultisme. Celui qui levait les sorts et refoulait les mauvais esprits était un très vieil homme qui gardait les cochons. Certains matins, tous ses animaux tombaient malades. « Ah! je sais bien ce que c’est! » S’écriait-il et leur lisant des oraisons, il les fouaillait d’eau bénite... Et aussitôt, mes cochons se redressaient ingambes, joyeux et guéris !

Au sortir de la Trappe Huysmans était-il converti? Qui dit conversion dit changement complet de vie. Or, après huit journées, il avait reprises ses travaux, ses habitudes. Il n’avait pas encore renversé sa vie, mais il n’était tout de même plus le même homme. Il avait soif de rédemption; il aspirait à la Foi; le besoin de croire devait bientôt se transformer en croyance; le temps allait faire le reste.

Mais je demeure persuadé que toutes ces histoires de magie et de satanisme ne contribuèrent pas peu à l’aiguillonner du côté de la religion et que ses relations avec le monde occultiste ne furent point étrangères à son évolution religieuse.


(1) Promenades littéraires, 3ème série, Souvenirs sur Huysmans, p. 17.

(2) Cf. Là-Bas, p. 247.

(3) Promenades littéraires, 3ème série. Souvenirs sur Huysmans.

(4) Je dois à la vérité de dire que l’abbé Boullan n’était nullement successeur de Vintras. La grande majorité des intrasistes l’avait renié formellement et le considérait comme schismatique.

(5) J.-K. Huysmans et le Satanisme, pages 17 et suiv.

(6) Huysmans a légué par testament à M. L. Leclaire, pour être détruites, toutes les lettres de Boullan, ainsi qu’un grand nombre de documents concernant le Satanisme. Ces lettres seront brûlées, quand M. Leclaire aura exécuté les dernières volontés de Huysmans au sujet de différents documents qui s’y trouvent mêlés.

(7) Cf. Là-Bas, page 395.

(8) Cf. J.-K. Huysmans et le Satanisme, p. 37.

(9) Cf. J.-K. Huysmans et le Satanisme, pp. 40 à 63.

(10) Cf. La Cathédrale, pp. 44-45.

(11) Je dois faire remarquer ici que les Rose-Croix nièrent toujours avoir attaqué les premiers l’abbé Boullan. Stanislas de Guaita affirmait qu’il n’avait fait que se défendre et le Dr Papus a écrit à la page 1059 de son Traité méthodique de science occulte que « le fameux docteur Johannès (abbé Boullan) faillit payer de sa vie un attentat criminel sur les frères de la RoseCroix ».



Notice sur le hosties magiques qui servirent à Huysmans pour combattre les énvoutements

Je crois qu’il sera intéressant pour le lecteur de donner quelques explications au sujet des Hosties Magiques dont se servait Huysmans pour se défendre contre les envoûtements et combattre les maléfices.

J’ai dit que Boullan prétendait être le successeur d’Eugène Vintras. Ce personnage extraordinaire, mort à Lyon en 1875, était un mystique et prophète célèbre à qui fut un jour révélée la mission de prêcher une nouvelle révélation, la venue du règne glorieux de Jésus-Christ et la régénération de l’humanité, sous le nom d’Eglise du Carmel éliaque et Oeuvre de la Miséricorde.

Il appuya sa doctrine sur des miracles. Lorsqu’il priait, il s’élevait de terre, devant témoins; des parfums inconnus s’exhalaient de sa personne. Pontife d’un ordre nouveau, lorsqu’il consacrait, sur son autel, se produisaient des phénomènes étranges: des calices vides paraissaient tout à coup pleins de vin; sur la patène apparaissaient subitement des hosties marquées de signes sanglants, d’une manière inexplicable. De nombreux témoins, tous gens honorables et bien posés dans le monde, des médecins, des hommes de loi, signèrent des procès-verbaux de ces phénomènes étranges. Des médecins analysèrent le liquide qui coulait des hosties et reconnurent que c’était véritablement du sang humain. Les ennemis même de Vintras ne contestaient pas les miracles.

Pendant 35 ans, du 24 janvier 1840 au 17 septembre 1875, ces faits eucharistiques merveilleux se renouvelèrent. Des signes étranges étaient marqués en caractères sanglants sur ces hosties notamment des coeurs, des croix, des fleurs, des couronnes, des épées, des points et surtout des lettres. Le sang était de deux nuances différentes: tantôt rouge vif, couleur de sang humain et devenant presque noir en séchant, tantôt rose tendre et ne changeant pas en séchant.

Parfois ces signes, après leur apparition sur les hosties, se multipliaient, se déplaçaient ou se modifiaient, sous les yeux des personnes présentes.

Toutes ces manifestations d’hosties miraculeuses étaient accompagnées ou suivies de parfums qui se répandaient souvent non seulement dans le lieu où elles se produisaient, mais dans toute la maison et parfois même au dehors.

Ces hosties avaient deux destinations distinctes: les unes servaient à la communion, les autres étaient destinées à être remises à des personnes ou des groupements pour être conservées.

Au moins d’août 1875, Vintras, de passage à Bruxelles, fit la connaissance de l’abbé Boullan. Ce dernier lui ayant demandé une des hosties miraculeuses, Vintras lui en remit une sur laquelle étaient tracés en caractères singlants: un calice, un cour, deux A et des points tracés sur deux palmes.

Vintras mourut à Lyon en décembre de la même année. Deux mois après, Boullan était à Lyon. Il visita les Pontifes du Carmel, leur annonça qu’il avait reçu de Dieu la mission d’interpréter es signes hostiaires et prétendit être le successeur de Vintras! Les Pontifes du Carmel l’éconduisirent. A force d’intrigues, il finit cependant par en circonvenir un, ainsi qu’une dizaine de familles. Ce Pontife lui remit un certain nombre d’hosties miraculeuses, dont il avait la garde, et une notamment sur laquelle, au milieu de cours, on voyait un Christ en croix, le côté percé d’un coup de lance d’où sortait du sang qui s’épandait au bas de l’hostie. C’est cette hostie que Boullan remit à Huysmans pour se défendre contre les attaques des occultistes de la Rose-Croix.

Après la mort de Boullan, Huysmans qui hérita de la plupart de ses papiers recueillit de nombreuses hosties. Sur l’une, le sang figé avait formé une sorte de trident cabalistique. Une autre portait au sommet du crucifix une étoile à cinq pointes et en dessous les lettres M A entrelacées.

Après sa conversion, Huysmans considérait ces hosties comme diaboliques. Il les conservait dans ses dossiers, avec des parchemins magiques et divers documents sur le satanisme. J’ignore ce qu’elles sont devenues après sa mort; peut-être se trouvaient-elles dans le dossier qu’il a légué par testament à M. Leclaire pour être détruit.