tissot

Faust et Marguerite

James Tissot (1836-1902)


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Les Chefs-d’oeuvre d’art au Luxembourg, Librairie Ludovic Baschet, Paris: 1881.

’Tissot’

Nous n’avons jamais très bien compris à la suite de quels raisonnements un peintre peut se déterminer à adopter une formule archaïque. De deux choses l’une, en effet, ou son oeuvre devient une simple copie des oeuvres du temps passé, ou bien l’artiste est consciencieux et a du talent, et alors, travaillant forcément d’après la nature, il commet une grosse hérésie en habillant une figure moderne avec des défroques d’antan. Ces réflexions nous avaient été suggérées déjà à Bruxelles par les peintures de Leys; elles nous sont revenues, il y a deux années, devant le Saint Cuthbert, de M. Duez; elles nous ont assailli, une fois de plus, lorsque nous sommes retournés au Luxembourg pour examiner à nouveau Faust et Marguerite de M. Tissot.

Tel n’est pas précisément le cas de M. Tissot, et si comparaison il y a entre son procédé et celui accepté par ses confrères, je me hâte d’ajouter qu’elle est tout à son avantage.

M. Tissot est en effet un artiste de grand talent, et son tableau contient des parties qui sont, au point de vue de l’exécution, vraiment exquises. La scène est ainsi posée:

Au fond du tableau, au dernier plan, une sorte de cour fermée par une maison de brique, ornée d’un de ces calvaires que l’on trouve encore dans le pays de Flandre, de ces longs Christ émaciés, exsangues, tendant un corps décharné où l’arête des os saille, dessinant sous la chair la cage des côtes. A gauche, un arbre dont la cime disparaît, coupée par l’or du cadre; à droite, une sorte de chapelle où l’on monte par un escalier couvert, au toit soutenu par des piliers.

Au premier plan, une grille d’égout étale ses barres de fer coupé, comme l’arbre, par le bord du cadre.

Tel est, avec un retable sculpté, représentant encore une crucifixion et avec une effigie du Galiléen descendu de la croix, roide et blême, en une niche creusée dans le dessous de l’escalier, le milieu où vont vivre la Marguerite et le Faust imaginés par M. Tissot.

C’est ici que les observations que j’ai émises dans les premières lignes de cette étude se pressent en moi. Faust est un grand gaillard, un beau brun, que je connais de longue date. Il suit toutes les premières et fait, chaque jour, son tour de boulevard. Son très curieux costume sort de chez Babin. II est charmant, très joliment assorti, habilement cousu et aisément peint, mais tournure moderne et vêtements moyen âge jurent terriblement ensemble. Je pourrais en dire presque autant de la Marguerite qui descend les marches de l’église, les yeux baissés, les mains croisées, tenant un livre de prières, et cependant le type de l’héroïne de Goethe serait plus exact dans l’ouvre de M. Tissot que dans celles des peintres qui ont antérieurement traité le même sujet.

Mélange de modernité et d’archaïsme, la Marguerite de M. Tissot est une fille aux cheveux châtains, au teint un peu pâlot, qui dans sa roideur presque hiératique n’est pas déplaisante. Ce n’est certes pas là encore la Marguerite de Goethe, mais ce n’est déjà plus la Marguerite des romances françaises, si affligeante, si fade, dans son idéalité menteuse.

Inévitablement, pour donner à son oeuvre le cachet archaïque qu’il affectionne, l’artiste, sentant bien que ses principaux sujets, que ses deux premiers rôles étaient trop visiblement modernes, a dû agir autrement pour ses comparses. Il a tout bonnement repris des figures peintes dans les tableaux du vieux temps sans essayer de les rajeunir ou de les inventer ; de sorte qu’il a, par ses concessions, fait, pour les personnes accessoires, une simple copie des toiles anciennes, et pour la Marguerite et pour le Faust fait, d’autre part, oeuvre originale en étudiant la nature de son époque. Autrement dit, il n’a pas adopté l’un des deux systèmes énoncés plus haut; il a adopté les deux à la fois, les mitigeant, les juxtaposant l’un sur l’autre.

Mais laissons cela et arrivons maintenant à l’exécution de cette toile. Ici, je n’ai plus que des louanges à décerner. Dans sa sécheresse voulue, les figures se détachent lumineuses, mettant sur le fond un peu sombre du tableau un joli bariolage de taches, égayant l’oeil par le rouge des colonnades et le rappel de la même couleur sonné par la coiffure plus avivée de Faust, qui éclate dans les gris sourds, les jaunes pâles, les mauves, dans toute cette mélodie de teintes chantant en sourdine, appuyées par un coup de gros vert encore soutenu comme par un nouvel appel de clairon, par le ton écarlate des rubans attachés au jouet de l’enfant.

Dextrement dessinée et prudemment peinte, la toile de M. Tissot n’a pas, contrairement à celles de beaucoup de ses confrères, vieilli, depuis qu’elle s’étale sur la cimaise du musée. Ce n’est pas, par le temps qui court, un mince éloge.

J.-K. Huysmans