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La Gazette des Amateurs 15 avril 1876.


L'EXPOSITION DES IMPRESSIONNISTES


On a fait beaucoup de plaisanteries et de gorge-chauds sur l'école des impressionnistes. Mieux aurait valu, je crois, ne pas condamner en bloc tous les artistes qui la composent, et garder ses dédains et ses rires pour certains d'entre eux qui, sous le prétexte de vous communiquer leurs impressions, exposent, il faut bien le dire, des oeuvres absolument insanes.

Partant de ce principe que souvent l'esquisse a une puissance de tracé et une fleur de ton qui se perdent sous les retouches et les développements, l'école impressionniste se réduit, si elle est logique, à ne brosser que des ébauches, sans quoi son drapeau n'a plus aucune raison d'être, car c'est celui du réalisme que tous vous connaissez ; c'est, en quelque sorte, l'application du proverbe :« Le premier mouvement est le bon. » Ce système, qui peut être vrai dans certains cas, et Manet en fournit une preuve, en gâtant tout qu'il travaille et veut finir, mène inévitablement à la négation de toute oeuvre achevée er par conséquent pouvant espérer atteindre à l'idéal de tout artiste : la perfection. Ce procédé est, en somme, le journalisme au jour le jour, et, pour définir leur esthétique en quelque mots, c'est l'oeuf mi-clos du réalisme.

Mais sans discuter plus longtemps sur le avantages ou désavantages de cette école, constatons tout d'abord que, dans cette route bordée de fondrières, la plupart ont culbuté et à leur tête M. Pissarro.

J'avais cherché en vain quelle avait bien pu être l'impression ressentie par ce peintre devant les paysages qu'il veut copier. C'est un gâchis de couleurs fausse plaquées à grands coups de truelle. L'un d'entre eux, orné de moutons, est tellement invraisemblable et baroque qu'il m'est impossible de le décrire ; la plus juste idée que j'en puisse donner serait celle d'une flaque de lait épaissie d'un mélange de fraises escarbouillées, de zestes d'orange, de verte ciboulette et de traînées d'effroyable bleu. C'est une oeuvre folle et qui mérite tous les brocards et tous les lazzis dont elle est criblée. Je passe rapidement devant les toiles de M. Lepic, qui, je ne sais pourquoi, figure dans le groupe des intransigeants, car ses marines sont d'une médiocrité parfaite et pourraient être signées par les plus mauvais peintres de n'importe quelle école; je ne m'arrêterai pas davantage devant les biscuits à la chaux vive de M. J. François et les tableaux de MM. Bureau et Rouart, mais je signalerai en passant deux toiles de M. Sisley, qui ne manquent pas de valeur : les Inondations.

La Japonaise de M. Claude onet crève le mur. En 1866, ce peintre exposa le portrait d'une nommée Camille,dite la Femme à la robe verte, qui, s'il m'en souvient, souleva de vives discussions dans le clan des peintres. W. Bürger l'admira fort, et avec raison ; mais je doute que le regretté critique eût consacré un article d'éloges à cette Japonaise blonde qui flamboie sur le panneau de droite de la deuxième salle. Quant à moi, je ne l'admire pas, oh ! mais pas du tout ! Le tête est cotonneuse et sans vie. Le seul point curieux de ce tableau consisterait dans le furieux éclat de cette robe rouge, brodée de pétales d'or et ramagée de feuillage d'un vert pâle ; mais, il faut bien l'avouer, ce qui est étrange, pour ne pas dire plus, c'est ce monstre barbachu et bleuâtre qui fait partie du décor de la robe. Et puis que peut bien signifier cette pluie d'écrans qui dégringole autour d'elle ?

Ses marines, agrémentées de vaisseaux jonquille qui se reflètent en points de feu dans l'eau d'un bleu cru telle que l'inventa Manet dans son Argenteuil, ne me séduisent pas davantage, j'en fais encore ici l'aveu.

Le procédé de M. Renoir est autre. M. Monet obtient des incendies de rouge avec des écrasements de couteau à palette et des martelages de cinabre qui font ressembler sa toile à une maçonnerie, M. Renoir semble n'avoir qu'un but, mettre de la couleur sur une toile et la frotter avec un chiffon jusqu'à ce que la teinte soit embue et presque effacée. Il obtient ainsi des tons roses et bleus des mauvais pastels. Il a une Femme accroupie qui contient de bons morceaux de nu ; mais ici encore il emploie ses hideuses couleurs, et sa femme se détache sur un fouillis de zébures de tons atroces, tels que des lie-de-vin, des vert-bouteille, des blancs sales et des bruns lourds.

Nous somme arrivés enfin devant les quatre peintres qui ont un véritable talent : M. Degas, le premier de tous sans contredit, M. Caillebotte, M. Desboutin et mademoiselle Morisot.

Il est à remarquer que cette dernière est la seule qui ait été fidèle à son drapeau, car elle ne nous a donné que des ébauches. La meilleure me semble être celle de cette femme en déshabillé qui se lave les pieds sur un tapis rose. Le dessin n'est pas irréprochable, mais quelle jolie couleur et puis quelle finesse de tons dans ces roses et dans ces gris !

Les trois autres sont bien plus réalistes qu'impressionnistes, c'est-à-dire qu'ils ne se bornent pas à jeter leur impression première sur la toile, mais qu'ils la complètent et parviennent à faire des tableaux parfaitement finis. Ceux-là se sont rendu compte que le chemin suivi par le groupe dont ils font parties conduisait à une impasse, et, à diverse reprises, ils ont rompu les rangs et rejoimt la grande route frayée par Custave Courbet.

M. Degas expose deux toiles représentant des Danseuses de l'Opéra. — Trois femmes en jupons de tulle jaune se tiennent entrelacées ; au fond, le décor se soulève et laisse entrevoir les maillots roses du corps du ballet. Ces trois femmes sont cambrées sur leur hanches et campées sur leur points avec une prestigieuse vérité.

Point de charnures crémeuses et factices, mais de vraies chairs un peu défraîchies ar la couche des pâtes et des poudres. C'est d'une vérité absolue et c'est beau. Je recommande également, dans le tableau qui surmonte celui-ci, le torse de la femme penchée en avant et deux dessins sur papier rose, où une ballerine vue de dos et une autre qui rattache son soulier sont enlevées ave une vigeur et une maestria peu communes.

Tout le monde convient que ces esquisses font grand honneur à M. Degas ; mais j'entends reprocher par beaucoup de personnes le choix vulgaire de ses sujects et la trop fièle vérité de son exécution. Eh mon Dieu ! oui, ce sont des blanchisseuses, et qui plus est tout ce qu'il y a de plus vulgaire parmi les blanchisseuses ! Et pourquoi, je vous prie, ne pourrait-on représenter aussi bien des laveuses que des femmes en robe de soie ? Et pourquoi le peintre les représenterait-il sémillantes et friponnes, quand elles sont pour le plupart dégingandées et massives ? Depuis longtemps, hélas, « les baquets insolents » ne sont plus parfumées au benjoin et à l'ambre comme les roses lavandières de Lancret, ou, s'il en existe encore, elles n'exercent leur métier que par intermittences, et leur véritable profession est sans doute plus lucrative mais moins avouable que celle qu'elles prétendent avoir ! Qou qu'il n soit, M. Degas ne les enjolive ni ne les enlaidit ; elles sont telles qu'elles, ventrues et canailles, avec leur camisole dépoitraillée et leurs gros bras qui font marcher le fer. Elles sont vues et rendues simplement, et quand j'aurai cité encore une toile, qui est cette fois finie et, qui plus est, est fort bien peinte et très amusante : les Marchands de coton, nous passerons, si vous le voulez bien, à M. Caillebotte. Celui-là nous montre des Racleurs de parquets. Ah ! les brave, comme ils rabotent éperdûment la planche ! Ça vous parait bien simple, n'est-ce pas, de poser deux hommes à genoux, éclairés par derrière, anhélant et suant, la varlope en main, devant une litre et un verre posés sur une planche ? Eh bien, je suis certain que tout peintre qui les regardera restera surpris et émerveillé par cette bravoure d'exécution et cette reproduction sincère de la nature prise sur le vif.

J'aime moins, par exemple, les Deux Enfants et le Chien, de M. Desboutin. On dirait des marionnettes enluminées, et je préfère l'un de ses tableaux : une Vielle Femme et un Enfant. Le visage de la femme est effrayant ; j'y vois écrits tous les déboires de la meurt-de-faim, toutes les joies terribles de l'ivrognesse, toute la honte bue de la mendiante ; l'enfant est bien un enfant de pauvre, loqueteux et sale. Ici, encore, j'ai entendu des visiteurs reprocher au peintre le type populacier de ce gamin. Vouliez-vous qu'il le peignît au jus de cerise et au blanc d'argent, avec un bedon soufflé et un râble sans os, comme les Amours du XVIIIe siècle ? Ces reproches me semblent injustes ; mais où je constate une unanimité d'éloges bien significative, c'est devant ses eaux-fortes. Oh ! alors la pointe de cet artiste devient effroyable de vérité ! Que dire de ses portraits de femme et surtout de cette fille étendue sur un canapé, gorge au vent et pieds à l'air ? Jamais la lassitude des labeurs subis n'a été plus implacablement rendue !


Je terminerai l'article en citant trois superbes eaux-fortes de M. Legros : un Portrait d'homme et deux Paysages. Mais celui-là n'est pas un nouveau-venu et le talent de cet aqua-fortiste est aujourd'hui fort apprécié par tous.

En résumé, à part les quelques peintres dont je viens de parler, tous les autres ont pieusement échoué, et, je le dis avec tristesse, il suffirait de paysages macabres et de folies de couleurs comme celles de M. Pissarro et consorts pour compromettre les hardies tentatives d'une école sous le drapeau de laquelle il voudraient s'abriter : l'école réaliste !