greuze

La cruche cassé

Jean-Baptiste Greuze (1725-1805)


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Le Musée des Deux Mondes 15 octobre, 1875.


La Cruche cassée d'après Greuze, par Guillon.



Que la tête est belle ! qu’elle est élégamment coiffée, que son visage a d’expression, ô la belle main ! le beau bras ! Quand on aperçoit ce morceau, on dit : « Délicieux ! » si l’on s’y arrête et que l’on y revienne, on s’écrie : « Délicieux ! délicieux ! » et Diderot, le merveilleux enchanteur, contineurra plus loin : « Greuze est le premier qui se soit avisé parmi nous de donner des moeurs à l’art. »

Ah ! c’est que celui-là était son peintre ! un peintre qui a trempé son pinceau dans le lait du Lignon ! le peintre des idylles de Gessner, des bergeries de Florian ; le peintre qui croira ’faire honnête’ en se servant des gris tristes et lourdes que Diderot emploiera pour écrire ses comédies sentimentales ; le Père de Famille et le Fils naturel ! Et cependant le grand maître a raison et tort tout à la fois dans ses éloges ! Comment ne pas voir l’enflure dramatique des bourgeoiseries de Greuze ; comment ne pas déplorer ses fautes de goût ! Quelles teintes attristées ! des rouges qui hésitent, des blancs qui se noient, des violets qui se désaccordent, des fonds qui chancellent et se brouillent. Oui, mais à côté de ces défaillances, à côté de cette ennuyeuse sentimentalité, voyez-le, ce diable de peintre alors qu’il vous jette sur la toile une figure de jeune fille. — Oh ! alors, Greuze est un grande artiste, et nul, mieux que lui, ne saura allier ce mélange de candide simplesse et de piquante volupté !

La gorge palpite, à peine éclose, dans le linon du fichu, les fanfreluches, les rubans de soie tendre, les fleurs jetées à l’aventure, dans les cheveux, les choux, les pompoms couleur de rose qui défaille, de bleu qui se meurt, sourient discrètement dans la gaze blanche du corsage. Et la figure ! Qu’elle est exquise avec ses lèvres de pourpre, sa petite moue si naîvement mutine, ses dents plus blanches que des quartiers de noix fraîches, ses yeux pleins de bleu de ciel, d’éclairs, de mouillures nacrées, selon qu’elle rit on rêve. Le corps est exquis avec cet élancement de la fillette qui se forme, ce pied cendrionesque, cette taille plus frêle que la branche de l’osier, plus souple que la lance du jonc !

Ah ! fi de la frangipane et de l’iris ! de la maréchale et de la bergamotte ! fi des grandes robes falbalassées, des jupes enguirlandées de fleurettes ; fi des mules des satin, des bas de soie ajourés de mailles roses ; fi des nudités « du peintre des Grâces », des poupines qui jouent à l’éventail sur la brocatelle des bergères. A quoi bon poudres et paniers, mouches et fards, quand le carmin, qui pastelle d’une fleur de rose les joues rebondies et donnes des rougeurs de framboise à des lèvres charmantes, est la beauté, est la jeunese, est le fard des dix-sept ans ! à quoi bon soies et velours, quand un bout de ruban, une fleur, une envolée de dentelle, un rien vous rend irréstistible ? Tenez, voyez-la, cette adorable fille qui vient de casser sa cruche ; ses mains retombent inertes sur son tablier qu’elle relèvent ; la cruche pend à son bras et laisse voir sa plaie béante l’oeil bleu de la pauvrette reste effaré, ses lèvres ne bougent, elle semble anéantie par le malheur qui l’a frappée. Il y a dix minutes à peine, elle s’avançait à pas mignons, pinçant entres les amandes roses de ses ongles ses jupes qui flottaient au vent. — A qui pensait-elle alors ? A la ruche qui frissone sur ses contours qui s’éveillent, à sa robe fleurie du dimanche, au beau garde-française qu’elle a rencontré près de a saulaie et qui l’a si gracieusement saluée ? Et puis...toute cette joie a fui à tire d’ailes, la bouche charmeresse s’est douloureusement plissée, une grosse larme va battre les cils et coulera, perle liquide, jusque dans l’écrin des lèvres rouges.

Et toutes les ingénues de Greuze sont aussi charmantes que sa Perrette ! Regardez les deux figures que le Musée a reproduites dans ses derniers numéros, sont-elles assez jolies avec leurs cornettes blanches, festonnées de rubans, leur batiste qui tombe en plis lâches, laissant entrevoir sous leur brouillard diaphane le neige rosée des chairs. Ah ! Diderot, les guimpes s’envolent, les pompoms s’écartent, les mousselines s’entr’ouvrent, la gorge pointe ! ce ne sont plus, sans doute, ces caillettes de Boucher que tu fouillais si implacablement, mais les roses et les lys ne s’épanouissent-ils pas sur ces figures que tu aîmes aussi bien que sur celles que tu répudies si furieusement. Celles de Greuze ont peut-être un charme tentateur de plus : une pudicité qui s’alarme trop pour ne pas m’effrayer ; je les croirais volontiers en quête d’un amoureux, ces démons d’innocence !

Mais ne considérez plus que le tableau. C’est une merveille, c’est peint solidement dans une gamme de tons charmants. Plus de bavochures, de teintes boueuses, de bousillages de couleurs, les gestes emphatiques, les pesanteurs larmoyantes ont disparu. La jeune fille se détache admirablement de l’air qui l’entoure. L’oeil est étonnant, si étonnant qu’aucun copiste ne le pourra rendre. La Cruche cassée est, sans contredit, une des meilleures pages de l’Ecole française. L’Accordée de village, l’Oiseau envolé, le Miroir brisé égalent presque ce chef-d’oeuvre, et Diderot, dans le court extrait que nous avons cité, en tête de cet article, ne trouve pas assez d’éloges pour la seconde de ces toiles. Disons-le, cependant, Greuze est venu à temps. Fatigué des polissonneries de Boucher et de Fragonard, las des gouaches libertines de Baudouin, de tout ce rococo absurde et charmant de l’Ecole française, Greuze a su inventer pour ces blasés l’ingénuité savante, et pourtant ce peintre si bien fait pour exprimer une phase de l’époque où il a vécu, la phase personnifiée par une reine qui s’amuse à traire les vaches dans une métaire de théâtre, n’a pas été tout d’abord accepté comme un grand artiste ; il n’a fallu rien moins que cette esthétique déplorable dont Diderot s’était fait le porte-voix : la régénération de la société par l’art, pour faire justement apprécier cet admirable talent qui devait, hélas ! tomber, lui aussi, dans la misère et l’abandon, alors que les pseudo-Grecs et les simili-Romains de David entreraient dans l’arêne !