La Revue Independante

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La Revue indépendante, 13 avril 1884.

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LA GENÈSE DU PEINTRE

Je n’ai point jusqu’à ce jour, je le confesse, fait preuve d’une bien patiente mansuétude dans les articles que j’ai consacrés aux oeuvres des peintres ; mais une année entière s’est écoulée depuis que j’ai fini de déverser sur elles mes nécessaires haines.

Cette année de silence m’a été, je crois, profitable ; j’ai tenté d’analyser les dégoûts que j’ai subis et je suis arrivé à me convaincre qu’il était injuste de condamner d’innocents prévenus qui ne peuvent peindre autrement qu’ils ne peignent, qui ne peuvent, non plus, choisir des sujets différents de ceux qu’une force, indépendante de leur volonté, leur impose.

En somme, il m’a semblé qu’en cherchant à établir la genèse du peintre l’on découvrirait peut-être l’explication de cette irresponsable médiocrité qui s’étale, à chaque mois de mai, dans ces salles où pendent au plafond, de même que dans un séchoir de repasseuse, de blancs amas de linges.

L’on peut tout de même admettre, en principe, que la majorité des peintres est composée de fils d’ouvriers et de très bas bourgeois ; ils ont suivi, pour la plupart, l’école primaire, savent à peu près lire, quelquefois écrire, plus souvent compter ; ils ont appris, aux cours du soir, les éléments du dessin ; ceux que des penchants simiesques ont induits à croquer les poses de leurs camarades, ceux qu’une adresse toute manuelle a désignés aux maîtres, écoeurés par l’insignifiance hagarde de leurs classes, sont choyés, dorlotés, poussés ; ils s’imaginent, et on les entretient dans cette idée, qu’ils témoignent d’une vocation prononcée pour l’art ; ils citent à leurs familles, dont la bouche bée de surprise, l’exemple de certains vieux maîtres qui étaient d’incomparables cancres, ne comprenaient rien aux lettres et aux sciences, mais dessinaient sur les murs avec du charbon, avec de l’encre sur leur grammaire, tant se révélait irrésistible l’impulsion qui les hantait !

Souvent ces arguments persuadent le père ; souvent même ils lui inspirent un peu de ce respect qui se traduit, dans un milieu plébéien, par de moins copieuses roulées de coups de botte.

Fatalement, tout enfant du peuple raffole, vers ses seize ans, de la chansonnette ; moyennant quelques sous, le soir, il escalade le poulailler du café-concert et plonge sur une scène où des cabots édentés et rogneux, aux mentons d’indigo et aux joues de brique, et des dames chétives ou obèses mais toutes nanties de chairs en petit lait contenues dans des récipients de velours de coton et de bourre de soie, brament, une main sur le coeur, les bienfaits du printemps, la grandeur de la patrie, l’impérieuse nécessité d’une revanche.

La salle applaudit ; les hommes au tiède dans la fumigation des pipes, désirent formellement ne pas aller défendre à coups de fusil la frontière, mais ils trouvent juste qu’un pitre les traite de héros et leur annonce les futures prouesses qu’ils accompliront, dans un temps dont la lointaine incertitude les tranquillise.

Le lendemain, l’enfant se répète les bribes du refrain qui l’a ravi ; il retourne entendre à nouveau la romance que M. Adolphe braille avec une vigueur toujours suscitée par de nouvelles et d’énergiques lampées d’alcool ; il achète le texte de la chanson dont les paroles aident à rappeler l’air, et le sort en est jeté, c’est fait : dans toute sa carrière de peintre, des bribes patriotiques et sentimentales reviendront, car elle ne se perd point, l’étampe que cette poésie particulière, assaisonnée d’une musique spéciale, a lentement, longuement gravée dans cette pauvre cervelle, pendant ces attentives soirées où l’enfant demeure assis devant un impur gloria ou une eau de jument dont la petite mousse tombe peu à peu, en brouillant la teinture déjà obscurcie du bock !

Quelques-uns cependant échappent, comme par miracle, à cette maladie infectieuse du sentiment. Une fois établis à l’Ecole des Beaux-Arts, ils suivent dévotement les leçons de leurs maîtres, espèrent, avec raison du reste, que cette sagesse leur vaudra des prix, et ils font le portrait d’Ajax, peignent Proserpine et Jupin, le pieux Enée et le divin Ulysse, traduisent des scènes tirées d’Homère et de Virgile qu’ils n’ont jamais lus, même en français, et, il faut être juste, ils parviennent à dessiner les héros et les dieux antiques dans des postures aussi convenables, aussi nobles que celles adoptées, d’après la formule de leurs prédécesseurs, par leurs propres maîtres dont le défaut d’éducation première ne le cède en rien au leur.

Mais ce genre « pompier » s’en va ; ce que les esprits élevés, les conseillers d’Etat de la pensée, appellent le grand art, s’effondre ; il n’y a plus assez de commandes, assez de médailles, assez de croix, à distribuer à ces hémiplégies classiques que le public, tête-de-veau, respecte encore mais n’achète pas. L’art sépulcral de l’inimitable Signol se meurt ! Le talent si précieux de l’étonnant Laurens s’éteint dans une miteuse décrépitude !

Aussi, deviennent-ils de plus en plus rares les jeunes gens qui, une fois échappés de l’asile de jour, ouvert rue des Beaux-Arts, continuent les traditions de ces révérables maîtres. Maintenant, ils cherchent une voie plus lucrative et plus bruyante, et c’est alors que l’inéluctable influence du café-concert se montre, inextinguible comme un vénéfice qu’aucun contrepoison n’arrête ; c’est alors qu’apparaît la terrible influence du milieu où ils ont baigné : du milieu cosmique avec lequel ils se sont toujours trouvés en contact, dans leur famille d’abord, à l’école de peinture ensuite, où ils vivaient côte à côte avec des camarades issus des mêmes souches qu’eux ; enfin, du milieu générateur du père et de la mère, qui étaient eux-mêmes, du reste, soumis au milieu cosmique.

Certes la théorie de Lamarck leur est applicable ; le milieu de sottise où ils ont vécu les a façonnés à son image ; les observations de Darwin sur la domestication de certains animaux s’adaptent, si j’ose m’exprimer avec une si malhonnête franchise, de tous points, à eux. Encore qu’ils aient répudié les sujets vantés des professeurs, ils ne restent pas moins saturés des impressions et des procédés dont on les a si largement imbus ; ils demeureront, toute leur vie, élèves de l’Ecole des Beaux-Arts, conserveront les habitudes et les préjugés de cette garenne, dessineront avec le crayon de Cabanel et de Gérôme des romances de café-concert, et l’on ne saurait leur en vouloir, car l’étroitesse du cerveau résultant de l’inactivité mentale des animaux (des lapins, par exemple) qui vivent en domesticité, semble, hélas, leur être à jamais acquise ! Pour la plupart, ils n’échapperont plus au milieu artisan qui leur a modelé l’intellect, à la bêtise peuple de leur hérédité, au sentimentalisme qui imprégnait leur mère, alors qu’enceinte d’eux, elle se délectait, les jours de paie, les soirs de bon temps, avec des romans de Richebourg et des chansonnettes de beuglant, à ce milieu générateur de la mère sur laquelle agissait, en effet, le milieu cosmique, composé de ces éléments divers : l’existence en commun avec le mari, l’atelier, le lavoir, le marchand de vin et le concert.

Invinciblement, ils sont arrivés à fabriquer ces petites femmes bébêtes qui pleurent sur l’épaule d’un monsieur dont la grimace convenue atteste la force d’âme ; invinciblement, ils sont arrivés à faire bercer une bûche enveloppée de langes à une mère qui a perdu son fils, à frôler le coq-à-l’âne d’un refrain comique, en armant d’un fusil un enfant nu, à représenter une jeune fille regardant d’un oeil liquoreux, dans une pose de mélancolie prévue, deux colombes qui se béquettent au bord d’un nid. O puissance du café-concert ! puissance « d’un doux baiser », « du premier bouquet de lilas », puissance de la musique de feu Renard, si bien traduite en couleur par les Adrien Marie de la peinture !

Jamais, non jamais, vous entendez, transposition d’un art dans un autre n’a été plus fidèle et plus complète ! et, comme je l’ai dit plus haut, il ne peut en être autrement, car ces gens voient nécessairement leurs sujets et la façon de les rendre au travers du beuglant dont la bêtise des générations, entée sur leur propre sottise, les a bercés ! En somme, les circonvolutions du cerveau des aïeux qui, après avoir ressemelé des bottes et détaillé des raisinés, se pâmaient à ces sornettes et celles du cerveau du descendant dont les doigts dessinent, sont identiques.

Aussi, cette année, lorsque défileront des toiles du genre sentimental et cosmique, étalées en colonnes serrées, sur les murs du salon, nous pourrons hardiment conclure que leurs auteurs sont des fils d’ouvriers dont l’éducation première a été forcément nulle : au nombre prodigieux de ces tableaux, nous serons renseignés sur le chiffre des illettrés qui tapotent dans l’huile de lin et nous pourrons presque dresser aussi une exacte statistique des indigentes cervelles qui fonctionnent parmi l’inconsciente cohue des peintres !


J.-K. HUYSMANS