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Musée des deux mondes, 1 août 1876.


LES ENVOIS DE ROME


Fille d'Éétès et de Hécate, Médée fut comme sa soeur, la magique Circé, non moins savante en l'art d'ensorceler avec des yeux de braise et des lèvres de pourpre, qu'en celui de verser d'abominables poisons et d'irrémédiables philtres d'une blanche main teintée de rose. Las de ses amours et de ses crimes, Jason, roi d'Iolcos, la répudia et se résolut à épouser Créüse. Mal lui en prit : sa jeune femme posant, un jour, sur sa poitrine un collier de pierres rouges, prit feu et brûla vive, dans l'eau même où elle se jeta pour éteindre l'incendie de sa gorge. Ce collier de flammes était un présent de Médée, mais c'était peu que d'avoir ainsi tué sa rivale, la terrible charmeuse fit plus, elle égorgea tous les enfants qu'elle avait eus de Jason.

M. Morot nous l'a représentée au moment où elle songe à parfaire sa vengeance. Assise dans sa robe de deuil, ses cheveux noirs retenus par un cercle d'argent, les bras et les seins à l'air, Médée, appuyée sur son coude, regarde devant elle, livide et morne. Les deux enfants sont près d'elle, l'un, debout, entre ses jambes, l'aûtre l'étreignant de ses petits bras et s'apprêtant à l'embrasser. Au fond, un rideau de soie jaune comme celui de la Salomé de Regnault, par terre quelques peaux de bête et des étoffes d'Orient aux couleurs amorties. La figure de la reine est incontestablement belle etj'apprécie fort, pour ma part, l'enfant debout et se détachant en rose sur le noir de la robe; mais pourquoi avoir fait de Médée une femme énorme, une hommasse aux biceps de fonte et aux cuisses d'airain ? Médée ne fut pas une gladiatrice, mais une magicienne. Toutes les flammes de l'hystérie et de la haine ont recuit son masque tragique ; elle eut l'affolante beauté des déesses et le féroce épouvantement des Euménides. Ah ! Delacroix la comprit mieux, lui qui la fit jaillir d'une toile, échevelée et superbe, spectrale et hurlante ! La Médée de M. Morot est un monstre qui va tuer des enfants, ce n'est pas la Médée, princesse de Colchide !

Sous ces réserves, l'oeuvre de M. Morot contient quelques belles parties qui lui font honneur. J'aime moins, par exemple, l'envoi de Rome de son collègue M. Besnard : Une source.

Cette source est représentée par une jeune fille, absolument nue, assise sur un quartier de roc et épanchant d'une grande jarre d'argile un mince filet d'eau. Certaines parties de ce corps fluet sont gracieusement traitées, bien que la couleur en soit généralement peu vive ; mais ce qui est absolument répréhensible, c'est la banalité de ce visage de fille ; cette naïade est une couturière sans ouvrage qui promène dans tous les ateliers de sculpteurs et de peintres un corps jeune, mais surmonté d'une tête par trop commune. Je signalerai encore du même auteur deux belles aquarelles, d'après les Sanzio de l'église de la Pace à Rome et une figure mitrée et une vue de profil d'après Jean de Fiesole.

Je passerai sans transition de M. Bernard à M. Ferrier qui expose une très bonne copie de Saint-Georges de Carpaccio et un projet de plafond dont certains groupes sont habilement agencés, et je m'arrêterais devant La Femme de Loth de M. Toudouze.

Ce tableau occupe tout le fond de la salle. La première impression que l'on ressent devant cet amas de couleurs bizarres est une profonde stupeur. Cela manque d'air et c'est un enchevêtrement de pieds d'anges de cadavres d'hommes ; et cependant, si l'on se fait jour, dans cet encombrement de la toile, l'on découvre aussitôt de très sérieuses qualités d'artiste. Le sujet du peintre est tiré du chapitre 19 de la Genèse. Les deux anges qui descendirent à Sodome et qui logèrent chez Loth, tiennent forcément une grande place dans la composition du peintre. Ainsi que chacun le sait, les Sodomites voulurent connaître ces jeunes gens et le vieillard offrit, pour les préserver, ses filles en pâture. Les anges le recompensèrent de cette hospitalité plus que cordiale en lui disant : « Hâte-toi, fuis avec ta femme et surtout ni l'un ni l'autre ne regardez en arrière ». La femme ne put résister au désir de se retourner et fut immédiatement changée en une statue de sel.

Il y aurait bien des objections à faire, sur la manière dont le peintre a compris son oeuvre. Pourquoi, par exemple, cette femme blanche autour de laquelle volètent deux anges, armés de glaives d'or et de torches croulantes, tient-elle dans sa main une aiguière et des poignards qui, eux aussi, se sont changés en sel, et pourquoi si telle a été l'idée du peintre, le pommeau des kandjards demeure-t-il d'ivoire tandis que les lames et les gaines se pétrifient comme la femme qui les porte ? Mais ce sont là des critiques de détail, j'en soulèverai de plus importantes. Ce fouillis de cadavres, gisant les uns la face contre le sol, les autres les quatre fers en l'air ; cette femme, inspirée de Delacroix, qui lève au ciel un affreux paquet enveloppé de bandelettes dans lequel je me refuse absolument à reconnaître un enfant, tout cela est bien mélodramatique et au fond bien peu poignant, et cependant, ainsi que je l'ai dit plus haut, M. Toudouze possède d'excellentes qualités d'artiste; cette statue blanche qui se dresse sur ces corps de bronze serait d'un grand effet si elle n'était empêtrée dans ces malheureux anges.J'apprécie peu aussi les ailes de ces messagers célestes. Ces tons de lilas et de rose trempé de blanc, cette note dominante du gros bleu que Baudry dut heureusement employer dans son David jouant de la harpe devant Saul, s'harmonisent bien difficilement, et puis... et puis... toute cette toile manque d'air. Il y a bien çà et là quelques groupes heureux, celui entre autres du vieillard qui fuit, soutenu par les bras, mais le manque de perspective gâte dans cette composition tous les efforts vigoureux du peintre.


J.-K. Huysmans