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La République des Lettres, 9 juillet 1876.


ART


I


LES ENVOIS DE ROME


« J'ai deux filles, lesquelles n'ont pas encore connu d'hommes ; je vous les amènerai et ferez d'elles comme bon vous semblera, moyennant que ne fassiez aucun mal à ces personnages, car ils sont venus sous l'ombre de mon toit. »

Ainsi parle Loth, dans le 19e chapitre de la Genèse, aux Sodomites qui entouraient sa demeure et voulaient à tout prix connaître les deux jeunes hommes réfugiés chez lui. Ce père, qui offrait ses filles au viol afin de préserver ses hôtes d'un semblable outrage, fut récompensé de ses beaux sentiments par ce discours que lui tinrent les anges : « Hâte-toi, fuis, mais que ni toi, ni ta femme, ne vous retourniez. » Et, ajoute sans plus de phrases le livre de Moise, « la femme de Loth regarda derriere soy, dont devint statue de sel. »

Tel est le sujet que M. Toudouze, un élève de Lenoir et de Pils, a mis en scene. Au centre, la bouche agrandie par la stupeur, la statue se dresse sur un amas de cadavres pour drames. Aiguières, joyaux, poignards, toutes les richesses que l'épouse de Loth emportait dans sa fuite, sont comme elle subitement changées en sel ; le peintre a cependant fait une exception en faveur des manches en ivoire des couteaux. Pourquoi ? Je ne sais. Toujours est-il que, si cette toile contient d'excellentes parties, elle est trop encombrée ; on y étouffe, l'air manque. Le groupe formé par le vieillard qui se sauve et par les esclaves qui le soutiennent est certainement réussi ; mais ces anges aux épées d'or et aux résines en feu sont lourdement lancés ; ils sont, avec cela, empennés d'ailes horribles, de plumes rosâtres bordées de bleu rude. Au reste, toute la couleur du tableau est incertaine et triste : du brun sourd, du bleu, quelques martelages de rouge sur les murs, un bloc de craie blanche, une banderole couleur de soufre, et tout cela enchevêtré sous un porche, avec un coin de ciel flagellé par la foudre. Telle qu'elle, avec ses qualités comme avec ses défauts, l'ouvre de M. Toudouze est réellement plus mélodramatique qu'elle n'est poignante.

Un autre habitant de Rome, M. Morot, expose une Médée assise et vêtue de noir, se préparant à égorger ses deux enfants qui la caressent et l'embrassent. La figure de la charmeuse est sinistre, avec ses yeux si cruellement clairs ; mais pourquoi ce fond de soie jaune à la Regnault, pourquoi surtout avoir fait de Médée une hommasse aux bras et aux cuisses énormes ? La reine de Colchide ne fu pas une gladiatrice, mais une magicienne. Toutes les flammes de l'hystérie et de la haine avaient recuit son masque tragique ; elle eut l'affolante beauté des déesses et l'épouvantable attirance des Gorgones. Ah ! Delacroix la comprit mieux, lui, qui la fit jaillir d'une toile, échevelée et superbe, spectrale et hurlante ! La femme de M. Morot est un monstre qui va tuer des enfants ; ce n'est pas Médée, fille d'Hécate et soeur de la magique enchanteresse Circé !

Il ne me reste plus à signaler maintenant qu'une Source, figure sans distinction de M. Besnard, une belle copie du Saint Georges de Carpaccio et une esquisse de plafond par M. Ferrier, une insupportable Velléda de M. Marqueste, un bas-relief de M. Injalbert, la Tentation par trop imitée de Michel-Ange et une mignotte statuette de M. Idrac, L'Amour blessé. — Beaucoup de travail dans tous ces envois de Rome, mais d'originalité, point.



II


L'EXPOSITION DE BLANC ET DE NOIR


Je n'adresserai pas le même reproche aux artistes qui exposent chez Durand-Ruel des eaux-fortes et des fusains, des lithographies et des gravures. Que d'anciennes amies j'ai retrouvées dans ces oeuvres ! Dès le premier pas, je reconnais les belles eaux-fortes de Léopold Flameng d'après Rembrandt : Les Syndics des drapiers du Trippenhuis d'Amsterdam et La Leçon d'anatomie, du musée de La Haye. Je retrouve également les épreuves sur Chine de M. Laguillermie : le tableau des lances de Vélazquez, un Ribera farouche et grandiose, le Ruth et Booz de M. Bida, puis toute une suite d'eaux-fortes gravées par M. Hédouin pour le Voyage sentimental de Sterne, et pour l'édition de Manon Lescaut de M. Jouaust. — L'artiste s'est heureusement inspiré des petits maîtres du dix-huitième siècle : même élégance, même finesse de pointe : mais sa Diane d'après le Boucher du Louvre est vraiment par trop flou. Ce n'est plus le lait aux cantharides du peintre des grâces : c'est du lait sans vertu spéciale et qui se tourne simplement en eau.

Je note au passage les bateaux hérissés de mâts et de voiles de M. Gravesande, une eau-forte d'après le moulin ensoleillé de Minderhout-Hobbéma, des scènes de la vie parisienne de M. Morin, d'amusants japonismes de M. H. Somm, des paysages de Taïée d'après Chintreuil, une infante de Vélazquez de M. Milius, des copies des van Eyck et Memling de Bruges par M. Vion, etje m'arrête devant les dessins et les toiles de M. Doré.

Je déclare, avec ma franchise habituelle, que je hais ces grandes machines. Eh quoi ! ce peintre osera, pendant toute sa vie, dessiner « de chic » tous ses personnages ! Il n'y a pas, dans toute son oeuvre, une étude sérieuse. — Dans cette grisaille qu'il expose, il n'est pas un de ces hommes, il n'est pas une de ces femmes qui séduisent l'artiste par un mouvement curieux ; rien, rien ! Je me déclare lassé par cette facilité prodigieuse à faire mal, et je suis plus fatigué encore de tous ces sujets patriotiques qu'il ressasse sur tous les tons. Eh ! laissons les aux cafés-concerts qui les chantent ! C'est vraiment trop facile d'émouvoir les bourgeois avec ces rengaines lacrymales ! — La seule excuse que puisse, cette fois, faire valoir M. Gustave Doré, c'est qu'il ne s'est point servi de ses odieuses couleurs. A ce point de vue, je lui suis reconnaissant d'avoir fait des grisailles.

J'aime mieux que toutes ces grandes toiles les belles épreuves de M. Waltner, d'après Rembrandt, Delacroix et Regnault. Je ne féliciterai guère, par exemple, un artiste de valeur, M. Courtry, d'avoir enlevé à coups de pointe le marché aux esclaves de M. Gérôme, l'affreux peintre sur ivoire ; mais, en revanche, j'admirerai très sincèrement les étonnantes eaux-fortes de M. Desboutin, un impressionniste, et celles de M. Tissot, qui, à côté de femmes en paniers et en falbalas, jette sur le papier des types effrayants de filles.

Tiens ! mais voilà qui est amusant et très curieusement enlevé à coups de pointe. Ce sont des lanternes de M. Guérard ; cabossées et vacillantes, elles s'étalent, glorieuses, les unes bombant leur ventre de verre louche, les autres dressant leur armature en forme de donjon, celles-ci surmontées de couronnes à jour, celles-là coiffées de bonnets qui baissent piteusement leurs pointes. Le même artiste nous offre une série de types à la van Ostade, des bouches crénelées de bouts de dents, des groins rouges comme des vitelottes, des panses en foudre, des trognes de joyeux raillards, de vrais goule-bon-temps !

Après ces ventripotents gredins, il ne nous reste plus qu'à citer un admirable dogue de M. Jadin, campé sur les fesses et ouvrant une gueule formidablement armée de crocs ; des fusains superbes signés : Ciéselski ; les fines eaux-fortes de M. Casanova et les étonnantes sabrures de M. Fantin-Latour.

Si vous aimez les fantaisies de haute lice, soyez heureux, en voici : une suite d'épreuves mobiles tirées par M. Lepic, et un dessin à la mouchure de chandelle par M. Liénard.

Somme toute, et malgré les trop visibles défaillances de quelques-uns, cette Exposition de noir et de blanc est bonne, et je souhaite de tout mon coeur que ces malheureux eaux-fortistes, si négligés dans les comptes rendus des Salons de peinture, parviennent à vaincre enfin l'indifférence du public et de la presse !


J.-K. Huysmans