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L’Artiste, 2 juin 1878


COURRIER DE PARIS.


Exposition universelle. — L’École anglaise.


Cette peinture qui lors de son apparition à Paris — son premier envoi remonte, je crois, à l’année 1855 — souleva de si longues clameurs, m’a singulièrement étonné — 23 ans se sont écoulées. L’esthétique de Ruskin, si juste dans certains parties, si fausse dans d’autres, admirable parfois comme théories, presque toujours haïssable par la maladroit application qui en est faite, moribonde maintenant. Les oeuvres préraphaélites qui tapagèrent à l’exposition de 1867, ne semblent plus de mise en l’an de grâce 1878. J’ai en vain cherché aujourd’hui, dans les toiles étalées, des frises aux rampes, la réalisation des ces formules. La peinture d’outre-Manche s’est éparpillée en mille sens, s’est fondue. Elle a toujours la senteur de son terroir, mais elle n’obéit plus à mot d’ordre moderne, moyen âge, antique, tout s’y coudoie comme en un bal masqué — chaque artiste a suivi son goût personnel, l’impulsion de son tempérament. Nous allons passer en revue les salles, celles surtout où se pavanent sur la cimaise les oeuvres de M. Millais.

Cet artiste expose un paysage intitulé: Le froid d’octobre — au premier plan, une armée de roseaux ondule, plus loin, des saules trempent dans une rivière que la brise cingle et fair bruir — au fond, des montagnes découpent leur bloc d’un bleu sourd, sur un ciel morne, sur un ciel gonflé de pluie, prêt à crever, dès que la rafale qui souffle va reprendre haleine. Les oiseaux s’enfuient effarés, la nature attend, désespérée, l’assaut. — Cela est vraiment d’un grand effet — cette eau fouettée, ce coup de vent qui fauche les nuées, et va tordre les arbres, cette détresse infinie des automnes qui meurent, ce grand frisson de la nature aux approches des ouragans et des pluies, tout cela est rendu avec une sincérité et une force vraiment admirables. Je n’ai vu, depuis les oeuvres si mélancholiques du grand Ruysdaël, aucun paysage qui dégage comme celui-ci, une impression de douleur aussi poignante. J’aime moins par exemple ses montagnes d’Ecosse, enrubannées d’un arc-en-ciel et son garde de la Tour de Londres, tout pourpré d’habit en veinulé de jaune et d’azur aux tempes. Nous sommes en droit de demander plus à un grand artiste comme M. Millais.

Si j’en juge par la foule amassée devant son oeuvre, M. Herkomer remporte le succès du present Salon. Ses Invalides à l’hôpital militaire de Chelsea, à Londres, sont très-admirés et les journaux à gravure commencent à les reproduire. Je m’extasie médiocrement, pour ma part, devant cette toile. Je tiens compte au peintre des difficultés que présentait à rendre cette garanison de cacochymes uniformément vêtus de langes rouges et de culottes noires, il y a de belles figures, des rides bien traitées, des varietés dans ce ratatinage des reinettes qui sont curieuses — malgré tout, je reste froid, Cela manque d’air et de vie. Mon enthusiasme diminue peut-être encore devant la toile dénommée: Après le travail — c’est un village, orné d’un troupeau d’oies et d’une bande de vieux paysans, de pâtauds ramollius qui salivent et dormassent le nez dans l’épaule, le dos appuyé le long des chaumines. Ces tableaux me donnent envie d’ouvrir les fenêtres, j’étouffe et cependant à examiner chaque morceau, en détail, il y a là la patte d’un vrai artiste!

Je passe rapidement devant un Caliban écoutant la musique, de M. Paton — c’est du fignolé et du poncé à haute dose. Je veux bien acheter un pan taché par MM. Toulmouche ou Firmin Gérard, si ce monstre ressemble à celui qu’inventa Shakespeare! puis, la musique, représentée par des apparitions de femmes est tout bonnement absurde — cela fait songer, come couleur et comme polissure, à ces porcelaines peintes par les jeunes filles — à ces porcelaines odieuses qui encombrent Paris avec leur papillons, leur fleurs, leurs copies des portraits de Mme Vigée le Brun et de la balançoire de M. de Cot ! A la hotte ces turpitudes industrielles, au couvent celles qui les commettent et au fumier le Caliban de M. Paton !

Je passe plus vite encore devant une série de petites infamies sentimentales, imitations ou décalques de ces gravures aimées du public où l’on voit un enfant qui part, comme mousse, dans un wagon de 3e classe, et revient comme officier de marine, dans un coupé-salon. Je cite, dans cet ordre d’idées, le Depart, de M. Holl, où une femme, un soldat, et je ne sais plus qui, clignent de l’oeil et s’épongent le nez ; la risible peinturlure de Mme Ward : la Fille d’un roi balayant un bouge, les poupées articulées de M. Leslie, tout un paquet de chromos pour Keapseake, d’enluminures pour almanachs et enveloppes à pétards ; et indigné par la Gare de chemin de fer, de M. Frith qui ressemble aux stores de nos charcutiers, par le Marché, de M. Bernard qui me rapelle des paravents en papier peint pour les cheminées des hôtels garnis, je fais halte enfin devant une très-curieuse tentative : l’Aurore de M. Grégory.

Imaginez un salon dont les volets sont clos. Une jeune femme en robe de bal, appuyée contre un piano que ne tourmente plus le méchanicien endormi, le museau dans ses notes, cause avec un monsieur en habit noir. Ils sont blondis, ambrés par la lumière qui tombe du lustre. Le jour appara&icric;t, se glisse par le bas de volets, par les lames écartées des persiennes, s’épand sur le parquet, commence à projeter ses teintes bleues sur le bas de la robe et des jambes, chose étrange, ragoût bizarre ! Ces deux figures si étonnamment éclairées par ces oppositions de lumières, se détachent sur le rose échevèlement d’un bouquet de fleurs. Cela est d’un effet déconcertant au premier abord, puis peu à peu l’homme et la femme semblent mal assurés sur leurs pieds, s’equilibrent, se mettent en place, vivent, ont un accent très-personnel — Cette toile, largement brossée, présente une certaine analogie avec celles de nos impressionnistes. Je félicite l’artiste qui s’étant attaqué à de telles difficultés les a, en partie vaincues.

Je n’ai plus également qu’à applaudir deux magnifiques portraits l’un surtout, un joyau inestimable, la perle peut-être de l’école anglaise, une tête de jeune fille. Le auteur en est M. Calderon.

Cette figure jaillit de la toile, exquise sous ses cheveux châtains que traverse le coup de bleu d’un ruban. Voilà donc enfin de la chair vivante, de la vraie chair ! et qu’elle est adorable cette miss, avec ses lèvres entr’ouvertes, ses dents qui vont para&icric;tre et éclairer de leurs flammes blanches, la pourpre mouillée de la bouche! ses yeux bleus, noyés, rient doucement, la fine étincelle du regard crépite, cette tête vit, sort du cadre, va parler ! Je suis resté longtemps devant de petit portrait abandonné par les passants qui couraient aux plus lourdes machines. Voilà la fière oeuvre — d’un grand artiste — celui-là descend, en ligne directe des maître anglais, des Gainsboroug et des Reynolds. — Je ne m’arrêterai pas devant une autre froide figuline du même auteur — cela est épinglé et mesquin — je cite plutôt le portrait du capitaine Burton, vu de profil, par M. Leighton, une peinture large, faite à grande coups, un peu empâtée par places, mais, somme toute, d’une grande allure.

Je deviens maintenant très-hesitant. Je suis en arrêt devant les peintures animaliers et le vais être obligé de parler de M. Landseer. Eh bien oui ! les envois de cet artiste sont déplorables et qui plus est, remplis d’intentions si saugrenues que je n’ose les qualifier. — Que dire, par exemple, de son tableau intitulé: L’homme propose et Dieu dispose. Deux ours blancs ont mangé un voyageur en train d’explorer une mer de glace. Il ne reste des décombres du malheureux qu’une lorgnette d’approche. Les ours repus, se regardent d’un air tendre — et voilà ! — c’est puéril et prétentieux. Moins minable est son Singe mangeant des oranges, et presque aussi attristante sa Tente indienne, où des chevaux dorment. Comment se fait-il que ce peintre qui a jeté sur pieds des élans et des rennes si mirifiques ait pu produire d’aussi grelotantes machinettes ? Ses confrères en bêtes ne sont guère plus heureux qui lui d’ailleurs. M. Cooper nous présente des boeufs qui sentent le mauvais Paul Potter. Le muffle est en agate, les fanons sont en je ne sais quel métal luisant et dur, les yeux sortent d’une verrerie de bas étage. M. Davis est moins pointillé, moins sec, mais ce n’est pas lui non plus qui dressa sur ses jambes une vraie bête qui mugisse et bouge.

Il ne me reste plus maintenant, avant d’arriver à M. Alma-Tadéma qui n’expose plus dans la section hollandaise, qu’à citer les fers-blancs de M. John Pettie ; nous serons alors parvenus au terme de notre course.

Ces oeuvres de M. Tadéma, nous les avons déjà vues aux diverses expositions de Paris. Nous retrouvons avec joie, cette année: l’Audience chez Agrippa, Après la danse, La galerie de peinture, La fête intime, La danse pyrrhique, tout cet écrin de bijoux ciselés par un archéologue et par un artiste. Je songe involuntairement devant l’oeuvre de ce peintre unique, au Balthazard Charbonneau du joli conte de Gautier. Avatar à cet étrange thaumaturge qui envoie son esprit voyager au loin, dans les siècles passés tandis que son corps reste vide, affaisé, sur une natte. Par quelle mystérieuse faculté, par quel phénomène physique, M. Alma Tadéma peut-il rendre avec une telle franchise, une telle force qu’il semble les avoir eus devant les yeux quand il les a peints, les sujets antiques qui nous paraissent à nous aussi vrais, aussi vivants qu’une scàne moderne ? Ce mystère me déroute absolument, je l’avoue. — J’admire, très-inquiet, l’oeuvre de cet homme qui doit se trouver singulièrement dépaysé dans les brumes de Londres.

Je n’ai point besoin, je pense, de décrire, un à un, les tableaux de ce maître. Ils l’ont été à satiété et la place que j’occupe ne permettrait pas d’ailleurs ces redites inutiles. Je voudrais seulement rappeler ce petit panneau ouvré avec un art si délicat et pourtant si large : un Jardin romain. Ici, le peintre a réchauffé la gamme de ses couleurs si discrètement exquises : ses blancs de lait, ses jaunes de Naples, ses verts degrisés. Il y a à gauche, un champ de pavots et de pivoines frappés par un coup de lumière qui se glisse le long des colonnades et en ravive la pourpre. Le charme de cet incendie de fleurs rouges est indescriptible, plus loin, des soleils étagent au pied des terrasses leurs disques d’or qui vont eux aussi prendre feu ; — à droite, une mère embrasse sa fille, — le père descend, derrière le groupe, un grand escalier en haut duquel s’aperçoit un lambeau de ciel implacablement bleu.

Je recommande cette petite scène aux fins gourmets de l’art, je leur signale aussi deux aquarelles assez curieuses comme essais de la vie moderne — elles portent la signature de M. Green et une marine enlevée bravement par miss Montalba. Les autres sont plus blaireautées, plus tapotées, plus récurées, plus vernies encore que ces malheureuses toiles doit j’ai parlé, au commencement de l’article. Hélas! la France n’est décidément pas la seule qui soit infestée par cette industrie dont le mérite consiste à avoir des pinceaux bien fins et aucun talent.


J.-K. Huysmans