’Pèlerins allant à la Mecque’

Pelerin

’La Mer morte’

morte Léon Belly (1827-1877).

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Les Chefs-d’oeuvre d’art au Luxembourg, Librairie Ludovic Baschet, Paris: 1881.

BELLY

Le tableau de M. Belly, Pèlerins allant à la Mecque, pendu dans le couloir vitré du Luxembourg, est très personnel, et il est, au dire des voyageurs qui ont parcouru l’Orient, sincère.

Sur un ciel bleuâtre, dans un poudroiement de soleil fondu, la caravane avance. Le sable s’étend, interminablement plat, à peine bossué çà et là par des cailloux plus gros ou hérissé de maigres végétations incolores ou sèches. Une ou deux carcasses bombent, très blanches sur le sable pâle. La caravane se déroule, perdue dans l’aveuglante poudre, mettant sa tache vive dans l’uniformité du paysage ; à la queue-leu-leu, les chameaux se présentent de front, montrant un curieux enchevêtrement de jambes cagneuses, pelées aux genoux, tendant leur cou, regardant de cet oeil grave qu’ils roulent au-dessus de leur nez busqué. Accroupie sur leurs dos comme exténuée, la foule des pèlerins fait silence, allumant au terrible soleil l’éclat des blancs burnous, de ses étoffes aux couleurs claires. Ici, c’est, au premier plan, un homme nu jusqu’à la ceinture, le crâne rasé et bleu, le torse d’un bronze pâle, marbré aux seins de deux taches plus noires, vêtu d’une simple culotte rose, bouffante, naturellement placée près d’une robe verte qui soutient le ton de l’étoffe voisine ; là, c’est toute la théorie des costumes variés, des peaux cuivrées, des longues barbes blanches et des teints noirs; quelques hommes sont à pied, tenant des fusils ; d’autres sont à cheval, brandissant des étendards; sur la gauche, appuyée au flanc de la troupe, une femme vêtue de bleu, et montée sur un baudet, allaite, comme une sainte Vierge, un enfant, près d’un vague saint Joseph appuyé, dans la pose connue, contre le bât de l’âne.

Le groupement est habile, disposé en masses destinées â se faire valoir, et c’est peint assez largement, d’une touche brave. Comme procédé, cette toile est complexe, tenant peu du Troyon dont M. Belly fut élève, s’écartant davantage du rembranesque, du blanc cru sur bitume cuit de Decamps, ne rappelant ni Delacroix, ni les autres orientalistes, dérivant plutôt, mais de loin, de Marilhat et de Rousseau. « Il y a de la grandeur dans cette procession austère qui s’avance de face », écrivait, dans son Salon de 1861, Bürger. Cela est vrai, l’opinion de ce critique est juste, mais n’a pas dit l’impression que dégage cette toile, une impression de lassitude et d’étouffement. Tous les pèlerins sont là haletant, suffoquant, sous le furieux soleil qui coule à flots, et brise ses rayons sur le sol qu’il enflamme. La caravane s’endort, prise de cette torpeur qui accable la nature humaine par les grands chauds. Hommes et bêtes sont rendus ; il y a, dans ce tableau, exprimée par un art différent, cette impression terrifiante du Voyage en Espagne de Théophile Gautier. Les pierres brûlent, une averse de feu semble pleuvoir du ciel, la terre se fend comme un émail trop chauffé, et le ciel resplendit grillant tout, pesant sur le cerveau humain qui s’alourdit, tandis que les lèvres se tendent, gercées et sèches.

Ce tableau est le seul, parmi les innombrables toiles qui représentent plus ou moins l’Orient, qui dégage ainsi, selon moi, un tel écrasement de l’être animé aux prises avec les pulvérulences de la lumière et les horribles angoisses des canicules. Cette note, très spéciale, je ne la trouve pas chez des artistes plus renommés ou plus habiles que M. Belly; elle n’existe ni dans Fromentin, qui fut un si bon peintre, la plume en main, ni dans tout ce groupe des asiatiques et des africains: les Berchère, les Regnault, les Pasini, les Guillaumet, les Tournemire. Leur Orient est plus pimpant, plus gai, plus leste, mais il semble toujours un orient de convention, un Orient romantique, une Asie de décor aussi peu véridique sans doute que le four roussi et trente-six fois rissolé de Decamps.

Le seul qui ait peut-être, avec M. Belly, donné une idée exacte de certains éclairages violents, de certainles ardeurs crues des contrées du Levant, c’est Fortuny ; lui, a rendu la joyeuseté du jour embrasé, la gaieté des rayons s’étalant en nappe d’or sur des pans de murs, sur des toits, quand les gens se tiennent à l’abri ou font la sieste. M. Belly a rendu la tristesse des marches forcées, des douloureuses étapes accomplies à l’heure où les grandes détresses de la nature sont dans leur plein.

Les Pèlerins allant à la Mecque sont le seul tableau que le musée du Luxembourg possède de cet artiste. Je regrette qu’une autre de ses oeuvres n’y figure point : La Mer morte. C’était, si j’ai bon souvenir, une toile très poignante. L’aspect désolé de ce grand lac immobile, entouré de rives décharnées, paraissant glacial sous un ciel de feu, m’avait fait invinciblement songer à la sinistre description de cet étang où s’abat la Maison Usher dans l’effroyable conte d’Edgar Poe. « L’étang profond et croupi se referma tristement et silencieusement sur les ruines », a écrit cet inventeur du cauchemar mathématique, et cette phrase m’a hanté lorsque, parcourant les salles de l’Exposition de 1866, je suis tombé sur ce tableau qui avait grand caractère et qui exhalait l’immense mélancolie d’une paysage aride, sans êtres humains, d’une lamentable solitude, comme la caravane de la Mecque exhale l’implacable dureté d’un aride désert que traversent lentement d’audacieux pèlerins.


J.-K. Huysmans