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Revue Littéraire et Artistique, 15 août, 1881.

LES ALBUMS ANGLAIS

Édité par la maison Routledge et Sons, de Londres, M. Walter Crane a été importé en France par la librairie Hachette. L’on pourrait diviser ses albums enfantins du jour de l’an en trois séries. L’une fantastique, simplement adaptée à la traduction des contes de fées; l’autre, purement humoristique, accompagnée seulement d’un bout de légende explicative ; la dernière enfin, moderne, s’attachant à rendre certains coins de la vie intime.

Je ne suivrai pas l’artiste par toute la filière de ses dessins ; je me bornerai à choisir ses planches les plus typiques.

Dans les contes de fées, une unique conception de la beauté féminine. Un nez droit, semblant ne faire qu’un avec le front très bas, de grandes prunelles pareilles à celles des Junons, une bouche petite, un peu rentrée, un menton très court, une taille élevée, des hanches robustes, des bras très longs, emmanchés de fortes mains aux doigts effilés. C’est le type de la beauté grecque. Mais ce qui est bizarre, c’est que la femme ainsi conçue paraît, dans ces cahiers, vêtue de costumes les plus divers, appartenant à toutes les époques, empire-grec dans certaines planches de la Biche au bois et de la Beauté endormie ; moyen âge, dans Valentine et Orson ; renaissance, dans le Liseron et dans d’autres; Louis XVI, dans la deuxième planche de la belle et la bête. Avec un rien, une déviation à peine sensible du nez qui se trousse imperceptiblement, la figure sculpturale se chiffonne, et tout en conservant le caractère immuable de l’artiste, devient charmante, d’une grâce de soubrette de Marivaux qui jaserait avec un petit accent de Londres, ou bien alors, comme dans l’Ali-Baba, elle tourne au type romain, reste régulière, mais de rigide se fait souple et mêle dans l’amusant milieu d’une fantaisie persane une élégance Pompéi presque animée, presque sournoise.

Un autre fait curieux à observer est celui-ci :

Alors qu’en France, dans les tableaux contemporains, le peintre néglige toute composition et semble seulement dessiner une anecdote pour un journal à images, dans les albums qui nous occupent, Crane compose de véritables tableaux. Chacun de ses feuillets est un tableautin, et la princesse Formose, dans le Prince Grenouille, assise, devant un bassin, et la Princesse Belle-Étoile, dans l’album de ce nom, retrouvant ses frères enfouis sous la montagne enchantée, seraient des toiles très étudiées et de large allure, aux salons annuels. Et je pourrais citer maintes et maintes pages de ces « picture books » signées de ce monogramme, « une grue dans un grand C »,(1) qui mériteraient plus un cadre que les vastes coupons de toile perdus, dans du bois doré, à chaque mois de mai, le long de toutes les salles de l’Industrie.

Seulement dans cette série, il faut bien le dire, le souvenir d’Alma-Tadéma obsède. Qu’il vête ses personnages de robes de brocart, qu’il les déguise en Japonais comme dans Aladin ou qu’il leur conserve le costume style empire, Crane ne peut échapper à la hantise de son maître; s’il se sert d’une gamme plus étendue, plus variée de couleur, s’il va jusqu’aux tons les plus acerbes, aux orangés les plus féroces et aux verts presque noirs, tant ils sont intenses; s’il use peu, en revanche, de toute l’octave cendrée de Tadéma, son dessin ne peut se délivrer des imitations les plus flagrantes. C’est la même façon de camper le personnage, de le dessiner en vigueur, de faire les raccourcis, de le muscler sous l’habit par quelques traits, de détacher sa silhouette dans une pose antique. Il n’y a pas jusqu’à cette préoccupation archéologique lui faisant, dans Barbe-Bleue, assortir tout l’intérieur au costume choisi par ses figures, et, dans Aladin, décalquer les cigognes et les fleurs décoratives des Japonais, qui ne rappelle le soin pieux d’Alma-Tadéma, de mettre ses personnages dans les milieux où ils devraient évoluer et vivre.

Un curieux parallèle pourrait s’opérer maintenant, entre les manières si dissemblables de comprendre le fantastique, de M. Crane et de M. Doré, et les rapprochements seraient d’autant plus aisés à établir que l’un et l’autre de ces artistes ont illustré certains contes de Perrault, tels que la Barbe-Bleue et le Petit Chaperon Rouge. Doré, plus fantaisiste, plus dramatique, plus outré ; Crane moins dissonant, plus simple, suivant la vérité pas à pas, introduisant toujours une atmosphère de réel même dans la féerie, puis, trouvant, comme dans la Barbe-Bleue, une soeur Anne, montée sur une tour et dominant un paysage, qui atteint une certaine grandeur d’allure inaccessible à M. Doré. Ajoutez encore l’intérêt ethnologique qui fait de ces albums pour enfants un régal pour les artistes et mettez en balance à l’acquit de M. Doré d’amusantes fantasmagories de campagne, des jeux de lumière comme au théâtre, une transposition de l’art du décor dans le dessin, et vous aurez les qualités les plus éloignées et l’interprétation la plus disparate des contes de Perrault.

Au fond l’un est bien Anglais et travaille bien pour les enfants de son pays aux cervelles déjà posées, aux besoins de réalité plus mûrs que les nôtres, et l’autre est bien Français et travaille bien pour nos enfants dont l’imagination est plus flottante et plus crédule, sans désir de raisonnement, sans attache au terre-à-terre quotidien de la famille. Toute une différence de race et d’éducation se dégage de ces contes ainsi traduits.

Mais l’influence incontestée de M. Tadéma va s’atténuer et disparaître. Dans son oeuvre purement humoristique et moderne, M. Crane est sorti de chez lui; deux types de vieilles femmes, l’une monstrueuse, dans le Nain jaune, avec sa robe et son bonnet écarlates, sa tignasse vipérine de sorcière, son oeil énorme roulant au-dessus d’un nez que sépare d’un menton en galoche le fossé sans fond d’une horrible bouche, la Fée du désert qu’escortent deux gigantesques dindons faisant la roue et l’autre dans la Princesse Belle-Étoile une vieille maugrabine se contorsionnant en de comiques grâces, décelaient déjà une note très particulière dans l’humour.

Cette note, il l’a développée dans trois albums surtout. L’un qui représente les Saisons et qui est un écrin de folle cocasserie : janvier personnifié par une sorte de général russe, revêtu de l’accoutrement de fourrures le plus baroque, saluant avec un formidable bicorne, marchant dans des raquettes, l’oeil biglant sous un monocle, tandis qu’un petit groom, trouvaille de solennelle componction, offre des paquets de friandises à d’adorables fillettes clouées tout interdites, osant à peine toucher à de si bonnes choses; août incarné en la personne d’un matelot dont les poils de la tête flamboient comme des soleils ; septembre, en un joyeux sommelier, montrant, avec une indicible joie, de poudreuses bouteilles, suivi par deux messieurs, un gras et un maigre, d’une attitude de vie superbe ; mais il est impossible de décrire et d’expliquer cet album, l’humour qu’il renferme est intraduisible ; je ne puis qu’y renvoyer le lecteur, bien qu’il n’ait pas été francisé, je crois, par la maison Hachette. En tous cas, il porte ce titre: King Luckieboy’s.

Un autre nous raconte la vie journalière d’une famille de porcs. Un père, le cou engoncé dans un col de prud’homme, les yeux abrités par les verres fumés de lunettes à branches, le corps bien pris dans un habit pistache, les fesses bombant sous une culotte jaune citron, barré de blanc, par l’ouverture de laquelle frétille une queue en tire-bouchon, les pattes moulées dans des bottes à revers, se livre à toutes les scènes intimes de la vie anglaise. Le chapeau cavalièrement campé sur la hure, la mine joviale et satisfaite, il va au marché, puis en revient, les paniers remplis, traînant après lui l’un de ses fils, un jeune verrat, habillé de rouge et coiffé d’une casquette pâtissière à gland ; dans cette planche, l’énorme derrière du papa emplit le ciel, abritant de sa rotonde l’enfant qui pleurniche, se tenant d’une main, à la basque de l’habit pistache et se frottant, de l’autre, les yeux avec ce mouvement grognon et rageur naturel aux gosses. Puis, une fois rentré dans sa maisonnette, le père donne à dîner à quatre petits cochons assis en flûte de pan autour de la table. Tandis qu’il découpe, un grand recueillement emplit la salle ; les gorets joignent les pattes et, très émus, regardent; l’un est tellement affriolé qu’il en louche, les autres poussent leurs petits bedons, pointent les oreilles, et humectent sensuellement la bavette qu’ils ont par dessus leurs tabliers, autour du cou.

Ce qui est inestimable dans ces planches, c’est la mise dans l’air de ces personnages, le spirituel de ces figures, l’expert de ces regards, la réalité de ces postures ; il y a là une senteur inconnue en France ; cela exhale un goût franc de terroir et laisse loin des lourdes et insipides plaisanteries de Grandville, ce Paul De Kock du dessin, ce grossier traducteur des attitudes et des passions humaines sous des habillements et des mufles de bêtes !

Mais un troisième album, The fairy ship, est plus humoriste encore. Un vaisseau est le long d’un quai, dans un port; les gigantesques grues fonctionnent, les ballots encombrent les trottoirs qu’hérissent des bornes en fonte, enroulées de câbles; les hommes sont sur le pont; les armateurs et les négociants causent entre eux en alignant des chiffres, des contre-maîtres transmettent des ordres, la manoeuvre se précipite, tout le régulier tohu-bohu d’un port est devant nous; puis le feuillet tourne, le navire a pris le large et alors apparaissent les perspectives les plus imprévues, les plus osées, le ciel fouetté par des mouettes aperçu, tout penché, du fond d’une cale ; la mer vue du haut d’un mât, où des marins cramponnés carguent une voile que remplit un coup furieux de vent; le pont du bâtiment vu, à moitié, de biais, montant dans le ciel, sur une vague, pendant que les matelots grimpant dans les cordages, disparaissent, coupés au ras du ventre par le cadre. Or tout l’équipage est composé de rats et dirigé par un pingouin. C’est une petite merveille d’observation, un tour d’adresse de dessin, enlevant d’un coup de crayon les poses les plus effacées et les plus simples du corps, un tour d’adresse tel qu’il faut, pour en trouver un aussi expressif et aussi agile, recourir aux albums Japonais d’Okou-saï.

La troisième catégorie, celle où M. Crane traite le moderne, contient les détails essentiels de la vie de Londres.

Ici, c’est une marchande de pommes, tassée sur sa chaise, culottant sa pipe; là c’est un corridor de maison, un clair vestibule où, par une porte ouverte, l’on entrevoit tout le côté droit d’un soldat de la cavalerie, en petite tenue, courtisant une bonne, tandis que menaçantes, s’agitent en l’air, pendues à la queue-leu-leu, de prodigieuses sonnettes ; là encore c’est l’intérieur d’une cuisine et d’un office, avec des servantes essuyant, debout, des plats et des tasses, ou tirant, à genoux, de l’eau chaude, des fourneaux qu’illumine la flamme rouge et bleue du charbon de terre ; plus loin, c’est la salle à manger, avec sa large fenêtre au fond ouvrant sur des jardins et toute la famille assise, le père, la mère et les enfants, un gai tableau montrant les mille riens du confort de la table anglaise, notant les diverses façons lestes ou maladroites, des gamins, de tenir leur gobelet et leur cuiller.

Dans un autre, c’est la ville de Londres qui apparaît, vue d’abord au travers de la vitre d’un wagon ; puis, comme en un kaléidoscope, les tableaux changent. Nous entrons dans le musée Tussaud, dans le palais de cristal, nous assistons aux pantomimes des clowns, enfin à des exercices de patinages piqués vifs, avec leurs envolées, leurs brusques arrêts, leurs chutes ; il y a des poses de pieds de patineurs peu habiles, des marches mal équilibrées, des oscillations de têtes, des vacillements de bras d’une vérité extraordinaire. Dans un dernier album enfin, Ma mère, une planche représente une famille aux bains de mer, des enfants courant sur la plage et, à Londres, au milieu d’un jardin, une femme relevant son enfant tombé, qui sont d’ébahissantes surprises de réalité franche et simple.

C’est dans ces deux séries d’albums que la personnalité de M. Crane s’est affirmée. Comme je l’ai dit plus haut, dans sa suite de Contes de Fées, la filiation est trop évidente ; je pourrais même ajouter encore que le père d’Alma-Tadéma et que, par conséquent, le grand-père de M. Crane, le peintre belge Leys, se montre aussi, avec sa naïveté fabriquée, dans certains albums tels que le Liseron, mais les traces de cette hérédité se meurent dans le moderne. Ici c’est la nature directement consultée, avec une entière bonne foi. Du reste, ces qualités d’exacte notation et d’indiscutable véracité, communes à la plupart des dessinateurs de talent d’outre-manche, ont rendu le Graphic, le London News Illustrated, des journaux sans rivaux dans la presse illustrée des deux mondes. M. Crane n’a donc eu qu’à se laisser porter par le courant de l’art moderne anglais, dans ses scènes de la vie contemporaine, mais dans son King Luckieboy’s, dans son vaisseau enchanté, dans plusieurs de ses alphabets et dans les dessins dont il a orné des cahiers de musique, il a su mettre une bonne humeur, une finesse d’esprit, une fantaisie de haute lice qui en font des oeuvres à part, des oeuvres uniques, en art.

Le seul album de Miss Greenaway, Under the Window (sous la fenêtre), a été traduit en français sous le titre de: la Lanterne magique. Cette artiste a eu la chance de réussir du premier coup et son recueil est devenu à Paris maintenant presque célèbre dans un certain monde.

Miss Kate Greenaway a bu au même verre que M. Crane. D’invincibles réminiscences d’Alma-Tadéma reviennent encore dans nombre de ses planches ainsi que d’inchassables souvenirs des albums d’Okou-Saï, mais, sur cette mixture habilement battue, surnage une affectueuse distinction, une souriante délicatesse, une préciosité spirituelle, qui marquent son oeuvre d’une empreinte féminine toute de dilection, toute de grâce. Puis, il faut bien le dire, le femme seule peut peindre l’enfance. M. Crane la saisit dans ses attitudes les plus tourmentées et les plus naïves, mais il manque à ses aquarelles ce que je trouve chez Miss Greenaway, une sorte d’amour attendri, de ferveur maternelle ; vous pouvez feuilleter chacune de ces pages, au hasard, celle où des fillettes jouent au volant, celle où dans un paysage de Nuremberg, une délicieuse mioche se tient, interloquée, honteuse, devant un roi d’opérette, en bois articulé et peint; cette autre, où une grande fille tient un bambin dans ses bras, et cette dernière enfin où cinq jeunes miss vous regardent, les mains noyées dans leurs manchons, le corps enfoui dans leurs pelisses vertes, à fourrures, pour vous assurer du caractère et du sexe de leur auteur : aucun homme, en effet, n’habillerait ainsi l’enfant, n’arrangerait les cheveux, sous le grand bonnet, ne lui donnerait cette pétulante aisance, cette jolie tournure de tablier et de robe façonnés aux moindres mouvements du corps, les gardant presque, alors même qu’il demeure, pour quelques instants, à l’état immobile. Puis quel art de la décoration dans cet album, quel art de la mise en page, quelle incessante variété dans les motifs de l’ornement, empruntés aux fruits, aux fleurs, aux ustensiles du ménage, à la bande des bêtes domestiques ! quelle diversité dans la ligne du cadre qui change à chacune des feuilles du livre ! Ici, des tiges de tournesols se dressent dans un coin ; là, des lances de roseaux montent dans des fins de page dont le haut représente un pont et une rivière; là encore, des corbeilles de tulipes s’irradient en dessous d’une petite maison de rentier soigneux et propre; puis l’harmonie convenue du feuillet se rompt et voilà que des courses de cerceaux se précipitent autour du texte, qu’en guise de cul-de-lampe, le peintre dispose les tasses à thé des personnes en scène et use comme de fleurons des volants qui passent au-dessus des vers imprimés, à la grande joie des enfants brandissant leurs raquettes, dans le bas de la page.

L’emblème du talent de Miss Greenaway qui nous a offert en sus de cet album quelques petits calepins à images, des livres distribués pour leur fête aux enfants anglais, des plaquettes émaillées de quelques chromos sans importance, me paraît gravé sur la première page de son Under the Window. Dans une sorte de cadre grec, un vase du Japon s’arrondit, plein de roses roses et de roses thé ; c’est du Tadéma, de l’Okou-Saï, et, s’exhalant de ce mélange, un frais parfum de fleurs aux douces nuances.

Un troisième dessinateur, M. Caldecott, a, de son côté, peint pour les bambins des recueils en couleur. Celui-ci ne dérive plus d’Alma-Tadéma, mais bien du plus grand et du plus inconnu en France, des caricaturistes Anglais, de Thomas Rowlandson. Le John Gilpin de M. Caldecott a cependant été inspiré par le John Gilpin de Cruikshank mais il est bon d’ajouter que cet artiste dérive, en ligne droite, dans cette fantaisie du moins, de Rowlandson. L’histoire de ce bonhomme qu’un cheval emporte, qui file, ventre à terre, au travers des prairies et des villages, lâchant ses étriers, perdant sa cravache et sa perruque, dans la nuée des oies qui s’envolent, effarées, sous les pieds de son cheval poursuivi par toute une meute de chiens, rattrapé par toute une cohue d’amis qui parviennent, après de folles cavalcades, à le rejoindre et à le ramener chez lui, où il s’affaisse, exténué, dans les bras de sa femme, est interprétée avec une jovialité formidable, une gaieté féroce. Il y a là-dedans un vieux reste de sang flamand, comme un écho persisté du gros rire, secouant les vitres et battant les portes, de Jan Steen.

À ce rire débordant, Rowlandson joignit une froide goguenardise bien anglaise. Laissant à Hogarth ses idées morales et utilitaires que reprirent plus tard les Cruikshank ; abandonnant, après de nombreux essais, à James Gillray, ses sujets politiques, il s’attaqua aux moeurs et les peignit en d’incomparables satires, gravées à l’eau-forte et coloriées à la main. Toute la série du Docteur Syntaxe, des misères de la vie humaine, de la nouvelle danse de la mort, prouve quel personnel artiste fut cet homme, dont les planches, jadis laissées au rebut, acquièrent aujourd’hui de fermes prix dans les ventes. Les renseignements sur sa vie font malheureusement défaut; on peut les résumer en six lignes. Il naquit, au mois de juillet 1756, dans le quartier d’Old Jewry, à Londres, perdit ses parents, vint à Paris, hérita d’une tante dont le saint-frusquin disparut, mangé par les femmes et le jeu, revint à Londres, continuant ses noces de bâtons de chaise, ne travaillant que par besoin, et mourut le 22 avril 1827, dans la pauvreté la plus noire, nous laissant, en sus de caricatures politiques, d’illustrations de livres et d’études de moeurs, une série de planches gaillardes qui sont de purs chefs-d’oeuvre d’invention obscène.

Personne ne s’est plus que Rowlandson réjoui devant les déformations de la graisse et de la maigreur. En quelques traits, il vous gonfle une bedaine, vous ballonne des joues, tend un fessier, indique les bourrelets de la peau, polit la boule d’un crâne, injecte le teint où éclate l’émail blanc des yeux, dégage le comique de l’adiposité ou détache la héronnière carcasse d’un homme étique. Personne n’a saisi, comme lui, le grotesque de ces gens à cheval, écrasant le bidet sous leur poids ou volant sur sa croupe comme des plumes. Personne enfin, dans ses premières oeuvres surtout, n’a dessiné d’aussi exquises figures de femmes un peu dodues. Une estampe politique est, à ce point de vue, caractéristique. Fox est assis dans les bras de deux femmes, deux merveilleuses trouvailles d’un adorable charme ! En revanche, personne aussi n’a ridiculisé plus cruellement la femme lorsque les ravages de l’âge sont venus. La gravure connue sous le titre de Trompette et basson en fait foi. La trogne de la femme dormant près de son mari, dont le nez s’élève au-dessus d’une gueule édentée, ainsi qu’une pyramide trouée de deux portes, ferait reculer d’horreur les moins difficiles et les plus braves.

Comme Rowlandson, M. Caldecott s’adonne au burlesque de l’obésité et du rachitisme; comme lui, dans son album des Trois joyeux chasseurs, il fait galoper, par monts et par vaux, des gens pansus; s’il n’a pas encore abordé les monstruosités de la vieillesse chez les femmes, il n’a jamais pu, en compensation, dérober à Rowlandson l’élégance de leurs délices juvéniles.

Malgré tout, M. Caldecott n’est pas seulement un direct reflet de Rowlandson ; dans quelques albums sur lesquels je vais m’arrêter, il a secoué l’influence de son maître et donné une note à lui ; et alors, plus que M. Crane et que miss Greenaway, il possède le don d’insuffler la vie à ses personnages. Tout semble compassé à côté de ses figures qui se démènent et braillent; c’est la vie elle-même prise dans ses mouvements. Puis, quel paysagiste que ce peintre ! Voyez, dans le livre intitulé La maison que Jacques s’est fait construire, ces bâtisses s’enfonçant, sous un ciel pommelé, dans de grands arbres que limitent des prairies et des parterres, ce soleil se levant sur la campagne, tandis qu’un coq claironne et qu’un bonhomme ouvre, en souriant, sa fenêtre; voyez, dans un autre représentant des enfants abandonnés en une forêt, la tournure des grands et humides nuages, la puissance robuste des chênes, le délicat feuillé des fougères que l’automne rouille, et dans un autre encore Chantez-nous une chanson pour douze sous, racontant l’histoire de toute une gazouillante couvée d’oiseaux, un paysage d’hiver où se dressent sous le plomb d’un firmament, des meules coiffées de neige, pendant que des galopins transis chassent au trébuchet.

Et l’animalier qu’est aussi M. Caldecott égale le paysagiste ! Il y a, dans ses recueils, un rat rongeant des sacs d’orge, poursuivi et mangé par un chat, traqué à son tour par un chien qu’éventre à la fin une vache, qui sont enlevés en quelques traits spirituels et décisifs ; il y a plus loin un petit chat noir tout penché, par un mouvement félin d’une justesse extrême, sur la main de l’homme qui le caresse; et dans L’élégie d’un chien enragé une planche entière consacrée aux chiens, où les allures des races diverses et l’air sérieux et défiant des conciliabules tenus entre bêtes qui ne se sont pas suffisamment flairées sous la queue, sont croqués avec une étourdissante alerte.

Mais où M. Caldecott s’élève au rang d’un grand artiste ne devant plus rien à ses devanciers, c’est dans The babes in the wood (les Enfants dans les bois) où un mari et sa femme se meurent, tandis que les deux enfants jouent au polichinelle sur le rebord du lit. Si la figure des médecins n’avoisinait pas la charge, ce serait un simple chef-d’oeuvre. L’homme, debout sur son séant, émacié, blême, les mains bleues, tant les veines saillent sous la peau maigre et comme rentrée, tire péniblement la langue. Il est bien malade, mais on sent qu’il a encore quelques jours à vivre. Quant à la femme, elle va mourir et sa face est terrible. La tête sur l’oreiller, ne pouvant plus soulever le bras qu’on lui tâte au pouls, elle a le visage blanc ainsi qu’un linge et comme mangé par deux grands yeux dont le regard fixe et souffrant fait mal. Je ne connais pas de tableau où le spectacle de la mort soit aussi cruel et aussi poignant ; c’est qu’ici l’artiste a supprimé toutes les attitudes théâtrales adoptées par les peintres, tous les modes convenus des poses mortuaires, toutes les expressions apprises dans les écoles; il a, telle quelle, et avec une grande pitié, suivi la nature et abordé la lamentable scène, et il nous la décrit en plusieurs feuilles, ne nous épargnant aucune horreur, aucune angoisse ; nous montrant la mère embrassant son petit garçon, au dernier moment, et, dans le geste de cette femme, dans le recueillement de cette figure dont les yeux se ferment, dans cette étreinte sanglotante, passe toute l’immense douleur de la mère qui laisse des enfants seuls au monde.

Ces planches sont malheureusement rares dans l’oeuvre de M. Caldecott ; dans ses autres albums, la joviale rondeur du caricaturiste est réjouissante, mais ce dessin roulant et goguenard n’est pas à lui; et si certains croquis tels que celui d’un bambin qu’on lave dans un baquet ne sont plus du Rowlandson, ils semblent alors crayonnés par l’un des artistes de Yeddo.

Comme celles de la Lanterne magique, de Miss Greenaway, ces chromos sont magnifiques: d’aucunes donnent l’illusion d’aquarelles, tant elles sont fines et blondes. L’art de l’image en couleurs, si grossier en France qu’il devrait se confiner exclusivement dans l’industrie, a atteint chez les Anglais une perfection plénière. Regardant ces planches, M. Chéret qui, en sus de son original talent, est le plus expert de nos chromistes, soupirait me disant : « il n’y a pas ici un ouvrier capable de tirer ces planches. » Celles dont je viens de parler sont, il est vrai, des merveilles de fondu et de moelleux, obtenues par l’imprimeur Evans, et elles sont bien supérieures à celles de Crane dont les tons sont encore discordants et bruts.

En somme, l’album du jour de l’an, si méprisé en France qu’il est confié par les fabricants des joies enfantines à je ne sais quels manoeuvres dont les papiers peints me font amèrement regretter les anciennes images d’épinal naïves et gaies parfois, avec leurs larges plaques de bleu de prusse, de vert-porreau, de sang de boeuf et de gomme-gutte, est devenu une véritable oeuvre d’art en Angleterre, grâce au talent de ces trois artistes, car je néglige nécessairement les pastiches plus ou moins réussis de la Lanterne magique de Miss Greenaway, qui ont récemment paru à Londres.

Encore que les source où ils ont puisé nous soient connues, Crane, Greenaway et Caldecott ont chacun une saveur personnelle, une complexion différente, un tempérament nerveux commun, mais très équilibré chez Crane, dominé par le mélange sanguin chez Caldecott, un tantinet anémié chez Miss Greenaway.

Sans vouloir établir ici de comparaison entre leurs oeuvres, on peut affirmer cependant que, du jour où elles seront populaires à Paris comme elles le sont de l’autre côté de la Manche, les artistes iront de préférence à Crane, dont le talent est plus varié, plus ample et plus souple ; les femmes et les amateurs du joli et du tendre seront attirés par les délicats joyaux de Miss Greenaway, tandis que le public adoptera Caldecott, dont l’entrain bouffon et le rire sonore le séduiront davantage.

Quoi qu’il en soit, en lassant à chacun ses préférences, on peut, hardiment, entre gens ayant la lassitude et le dégout des pauvretés de peinture qui nous encombrent, convenir que ces albums sont aujourd’hui avec ceux des Japonais, les seules oeuvres d’art vraiment dignes de ce nom qu’il nous reste à contempler, à Paris, quand l’Exposition des Independants se ferme.

J.-K. HUYSMANS.

1. Grue se dit en anglais Crane.